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Chronique «Politiques»

Notre-Dame de Paris : fragment de l’âme française

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A la fois cultuelle et culturelle, la cathédrale parisienne est un pan du patrimoine national et un «lieu de mémoire».
Notre-Dame vue du Panthéon au lendemain de l'incendie qui l'a ravagée, le 16 avril 2019 (Photo LUDOVIC MARIN. AFP)
publié le 17 avril 2019 à 17h06

Notre-Dame de Paris appartient, certes, d'abord aux catholiques de notre pays mais elle est également un morceau du patrimoine national, un fragment de l'âme française, un grand témoin de notre histoire. En ce sens, elle est à la fois cultuelle et culturelle, catholique et patriotique, ce qu'illustre d'ailleurs l'unanimité de l'émotion, transgressant pour une fois les frontières religieuses, politiques ou sociales. Pour paraphraser le titre de l'œuvre historique célèbre dirigée par Pierre Nora, Notre-Dame de Paris est un «lieu de mémoire» de la nation autant que le sanctuaire le plus visité de l'Eglise catholique de France. Et au-delà, si le prestige de la cathédrale de Paris traverse tout l'univers, c'est qu'elle parle autant de la France que de la foi.

Bien sûr, Notre-Dame de Paris est le fleuron le plus célèbre, le joyau le plus fameux du catholicisme architectural français. On peut, comme Péguy, lui préférer la cathédrale de Chartres. On peut aussi avoir une tendresse particulière pour celle de Reims qui fut également dévastée (mais par la guerre) avant d’être reconstruite. On peut voir dans la cathédrale de Strasbourg le symbole en grès rose de la France rassemblée, comme le fit le général de Gaulle. Si Notre-Dame de Paris reste cependant le cœur et le visage du catholicisme français, c’est qu’elle jumelle la religion et le pouvoir, que la cathédrale voisine avec les palais des rois de France et avec un peu plus de distance, c’est normal, avec les hôtels particuliers de la République. Pour les catholiques, Notre-Dame de Paris marie la mystique avec la grandeur, la crypte avec le Trésor. La couronne d’épines du Christ, si on le croit, avec la beauté majestueuse de ce grand vaisseau unique, aujourd’hui démâté. Pour les amateurs de paraboles, Notre-Dame de Paris brûle au moment où l’Eglise catholique, française notamment, souffre d’une crise démoniaque. Elle s’est convulsée dans les flammes, elle se rebâtira. Pour l’Eglise catholique mais aussi pour la nation dont elle est l’un des rameaux fondateurs. Racines chrétiennes après les racines gréco-romaines, avant l’arbre des Lumières. Une dimension qui fut dominante avant d’être dominée.

Si l’émotion, particulièrement intense et douloureuse chez les catholiques, traverse cependant tout le pays, bien au-delà des territoires de la foi, si elle s’est propagée sur le champ dans le monde entier, c’est que chacun sait bien que Notre-Dame de Paris illustre l’Eglise de France mais incarne aussi la figure de la France, de son histoire, de sa culture, de son destin. Religieuse, certes, mais aussi tellement politique, tellement culturelle. Car Notre-Dame de Paris, c’est Saint-Louis mais c’est aussi Henri IV le huguenot, résistant à la puissance symbolique du lieu. Toute l’histoire de France s’y déroule d’ailleurs, couronnements, mariages, te deum, obsèques nationales, que ce soit sous l’Ancien Régime, sous l’Empire ou sous la République. De Gaulle y célèbre la Libération de Paris mais refuse d’être accueilli par le cardinal archevêque, coupable d’y avoir reçu en grande pompe le maréchal Pétain quelques mois seulement auparavant. Toujours les noces querelleuses de l’Eglise et de l’Histoire, de la politique et de la religion.

Reste l’incontestable qui s’extirpe des épisodes qu’a traversés notre chef-d’œuvre blessé. Notre-Dame de Paris, c’est bien un fragment de l’âme française, une dimension, certes, pas la seule, tant s’en faut, mais une puissante dimension de la personnalité nationale, un pan du récit national. Chaque peuple a ses spécificités, son tempérament, sa culture, ses images d’Epinal. La cathédrale de Paris, c’est l’une de ces images, l’une des plus fortes. Sur le terrain religieux son poids a bien faibli. Notre-Dame de Paris accueille toujours plus de touristes et toujours moins de fidèles. Sur le terrain symbolique, laïque, son empreinte demeure. Elle reste l’une des pages que tourne la mémoire nationale, la première de nos cathédrales par le prestige et par l’autorité. L’une des multiples composantes de la nation, de loin le plus influant des cultes, de près l’une des mémoires culturelles persistantes, à l’empreinte profonde, comme la romanité, comme la Renaissance, comme les Lumières, comme la laïcité, comme jadis l’Empire colonial, comme toujours la République. Comme le château de Versailles mais comme le moulin de Valmy, comme le palais du Louvre mais comme le tombeau de l’Empereur, comme la cathédrale de Reims où furent sacrés tant de rois mais comme le Panthéon où reposent les grands hommes, comme le Mont-Saint-Michel mais comme Verdun ou le Vercors. Symbole du catholicisme français, reflet d’une grandeur nationale fatiguée, pilier parmi tant d’autres de ce qui constitue la Nation et ouvre vers l’Europe. Unique en ce qu’elle est, plurielle en ce qu’elle apporte.