Albert, Picardie, 9931 habitant·e·s et un «Pôle hydraulique et mécanique». Loriol, Drôme, 6561 habitant·e·s et une base logistique pour le commerce d’alimentation. Fuveau, Bouches-du-Rhône, 9971 habitant·e·s et un péage au lieu-dit La Barque, goulot d’étranglement estival. Voilà quelques-unes des communes parcourues par Gilles Perret et François Ruffin à la rencontre des Gilets jaunes, parmi un peu plus de 35000 que compte le territoire.
Identité par le haut…
C'est la France, aucun doute possible. Et pourtant, on est loin du Panthéon ou de l'Arc de Triomphe, incarnations du territoire national. Joël Bonnemaison parle de «géosymboles» et Bernard Debarbieux appelle «lieux de condensation» les lieux et monuments fonctionnant sur le mode de la métonymie – la partie désigne le tout. Un lieu de condensation symbolise le territoire et, par son intermédiaire, la nation parle d'elle-même, de ses valeurs. Il participe à la construction d'un sentiment d'appartenance à une communauté de destin, entretenu par des cérémonies, régulières comme le jour du Souvenir ou plus occasionnelles comme un transfert de cendres au Panthéon.
Les réactions à l’incendie de Notre-Dame de Paris ont rappelé l’importance de ce processus d’incarnation du collectif dans l’espace – qui, cela vaut la peine de le souligner, ne se résume pas dans ce cas précis au caractère religieux du bâtiment : en rester à cette interprétation relève du contre-sens sur la notion même de symbole.
…et par le bas
Mais, lorsqu'on écoute les Gilets jaunes discuter avec François Ruffin, cette France monumentale n'apparaît pas à l'horizon – mis à part une proposition de déménager l'Élysée en Ardèche. C'est sans doute que, sans minimiser l'importance des symboles spatiaux largement médiatisés, le sentiment d'appartenance à un collectif se joue aussi, toujours selon Debarbieux, dans la pratique routinière de «lieux génériques»[1] : une école, une mairie, un bureau de poste, une gare. Par l'intermédiaire de ces lieux à peu près identiques disséminés sur le territoire, l'État affirme son ubiquité et, dans le même temps, l'égalité de droit des individus peuplant le pays. Mais surtout, leur fréquentation permet à chaque personne de vivre concrètement son appartenance à une réalité collective.
D’où l’importance du témoignage d’un habitant de Dions, village du Gard de 605 âmes, racontant la disparition de l’école et du bureau de poste puis, dans leur sillage, celle des commerces de proximité. Il met le doigt sur la désertion du territoire par les services de l’État, dont les retombées ne se résument pas à des enjeux pratiques – problématique que certains quartiers de banlieue connaissent depuis longtemps.
© Guillaume Tricard
Restent, aux marges des aires urbaines, des lieux purement fonctionnels, «non-lieux» de l'anthropologue Marc Augé. Péages autoroutiers, grandes surfaces et plateformes logistiques permettent de produire et de consommer et, lorsqu'on a fini de produire et de consommer, on rentre chez soi. En voiture, bien sûr. Alors, occuper les ronds-points et les péages, c'est s'emparer de ces non-lieux et les investir matériellement et affectivement, en s'y retrouvant chaque jour et en y construisant, ensemble, des abris de fortune. «Plus ça va, plus c'est solide !», se réjouit l'un des architectes improvisés de la nationale 106.
Combler un vide spatial et social
Une solidité à comprendre au propre comme au figuré : loin de Notre-Dame et du Panthéon, on crée des lieux. Et via ces lieux, on crée du lien, enjeu omniprésent au micro de François Ruffin : «On n’existait pas, dit un Gilet jaune picard, et là on se retrouve.» Rencontres, discussions, échanges et entraide font naître le sentiment d’appartenir à une communauté. Plusieurs parlent de «famille».
En somme, on voit émerger des modalités de construction identitaire alternatives. Les ronds-points bloqués viennent combler un vide géographique et politique, un déficit de représentation que résume une manifestante : «Macron, il est le symbole de rien du tout, hein. En tout cas pas des Français.» Les Gilets jaunes ne sont pas non plus les Français, mais ils forment à coup sûr une France se sentant exclue du récit national.
Alors, si divorce il y a entre plusieurs France, le maire de la petite commune ardéchoise de Saint-Julien-du Serre nous invite à chercher les causes à une autre échelle spatiale, en apostrophant, avec le sourire, le Président en exercice : «Monsieur Macron, vous êtes d'un autre monde.»[2]
[1] Pour une interprétation sensiblement différente de la grille de lecture de Bernard Debarbieux, lire la tribune de Samuel Depraz.
[2] À lire aussi : la belle critique de Luc Chessel.