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Libération
Chronique «Ecritures»

Une cathédrale taillée dans le temps

publié le 19 avril 2019 à 18h56

AParis j'ai habité longtemps le quartier de la Mutualité. Toute l'année, dans toutes les langues du monde, des touristes me demandaient où se trouvait Notre-Dame et franchement, je sais que c'est débile, mais chaque fois, en indiquant le chemin - remontez la rue jusqu'au quai et là, vous allez LA voir -, en remontant souvent la rue avec eux pour partager leur émerveillement, j'étais fière, fière et heureuse comme si, je ne sais pas, comme si j'avais montré la photo de mon enfant, révélé une part à la fois humble et glorieuse de moi-même. Dès que je le pouvais, et même quand je n'avais rien de spécial à y faire, je marchais vers le parvis ou j'entrais dans le square René-Viviani, à côté du robinier penché, le plus vieil arbre de Paris, et je regardais la cathédrale. Pas une fois je ne suis passée sans m'arrêter. Sa contemplation était une joie, un bienfait, elle était une présence bienveillante qui me procurait un apaisement dont je ne cherchais pas l'explication. A présent que je pleure, que j'ai passé la nuit à trembler de froid devant les images du brasier, je me demande d'où vient mon chagrin. Qu'ai-je perdu, au juste ? La raison de mes larmes n'est pas religieuse. J'ai été élevée dans la foi protestante, enfant j'ai fait cent blagues sur la Vierge Marie à qui est dédiée Notre-Dame, et maintenant je suis athée, sans retour ; quand j'entends des monseigneurs craindre qu'on ne puisse sauver une des 70 épines de la couronne du Christ enfermé dans le petit coq de la girouette, je n'ai accès à aucune peine transcendante. Moi, c'est le petit coq que je pleure, celui qu'on devinait à 93 mètres d'altitude, sur la flèche qui s'est effondrée. Si je n'y ai jamais vu un «paratonnerre spirituel», pour reprendre le mot d'un ecclésiastique, ce petit coq était mon repère non pas seulement visuel ou géographique - Notre-Dame est le «point zéro» des routes de France - mais aussi et d'abord mental, émotionnel, une sorte de doudou urbain. Au fond, j'allais voir Notre-Dame juste pour me dire : «Bon, elle est là» et me rassurer avec douceur : «Alors ça va». Je n'y rencontrais ni Marie ni Jésus, mais elle me calmait comme une mère, comme un enfant. «Il les avait toutes en tendresse», écrit Victor Hugo à propos des cloches qui rendent heureux Quasimodo. Ses mots sont miens, j'ai toujours eu Notre-Dame en tendresse.

Pourquoi elle ? Pourquoi pas la tour Eiffel, l'Arc de triomphe, symboles historiques plus laïcs ? Peut-être parce qu'ils sont plus récents, moins chevillés à l'histoire des siècles… La cathédrale, si elle est certes un lieu témoin de nombreux événements au fil du temps - foi bâtisseuse, terre d'asile, sacres, révolutions, guerres, obsèques… - subsume toute chronologie ; elle est elle-même taillée dans le temps, émergée de la gangue des siècles, ce n'est pas un monument comme un autre, c'est du temps fait pierre, bois, plomb, verre, un énorme bloc de temps travaillé en forêt, ciselé en rosaces, fignolé en gargouilles. Regarder Notre-Dame m'a toujours donné la sensation de littéralement voir le temps, un espace-temps plus grand que nos vies, fait de nos vies pourtant, et au contraire de ce qu'on pourrait imaginer, ce n'était jamais source d'angoisse. Plutôt le sentiment d'une permanence où, sans le poids de l'éternité et sans l'aide obligée d'un dieu, la fragilité humaine puisait de la force et du sens, comme elle le fait dans l'art, dans la littérature. Ainsi la chose que j'ai vu disparaître dans les flammes lundi 15 avril comme je l'avais vue si souvent apparaître au bout de la rue, c'est la beauté. C'est ça que j'ai perdu - que j'ai cru perdre. La beauté. Certains trouvent obscène de faire une collecte pour Notre-Dame plutôt que pour les Misérables, de s'attendrir sur des «bouts de bois» brûlés quand le monde est à feu et à sang. Oui. Mais justement : dans ce monde-là, il faut garder une place pour la beauté. La beauté n'est pas un accessoire bobo, ni un objet de luxe français. Elle nous aide à vivre, nous étreint du sentiment d'être vivants, d'appartenir à la communauté sensible. C'est elle, la religion de Notre-Dame : elle nous relie bien au-delà des frontières et des identités. La beauté perdue nous manque, nous réduit, nous prive. Sa présence nous rend plus humains, elle bâtit en nous ce qui nous tient debout, notre cathédrale intérieure. Je suis donc retournée m'asseoir près du vieux robinier du square. Il a 418 ans. Il est beau, lui aussi. Notre-Dame est toujours là, je l'ai vue. Et on a retrouvé le petit coq.

Cette chronique est assurée en alternance par Thomas Clerc, Camille Laurens, Tania de Montaigne et Sylvain Prudhomme.