Si vous avez un petit coup de mou un matin, je vous conseille la courte vidéo de Claire Nouvian qui dénonçait, en février, l'abandon de procédures par la Commission européenne contre les Pays-Bas alors qu'ils dépassent allègrement leurs quotas de pêche électrique. Franchement, elle réveille, même si vous n'êtes pas un expert de l'écosystème marin. Dans un genre différent mais pas moins dynamique, je vous conseille le dernier ouvrage de Laurence Scialom sorti en avril sur la capture des autorités de régulation par le système bancaire (1). Elle montre comment le secteur a usé de son influence pour alléger les mesures de réglementation mises en place après la grande crise financière de 2008. Franchement, elle réveille, même si vous n'avez toujours pas compris la différence entre un «CDO» et un «CDS».
Dans les deux cas, des décisions politiques ont été capturées par des groupes d’intérêt, et cela nuit gravement à l’intérêt général. L’impact politique, législatif et réglementaire des lobbys économiques a été mis en lumière par les recherches en économie politique depuis quelque temps déjà. Les résultats sont sans ambiguïté. De petits groupes bien organisés parviennent à détourner des lois en leur faveur. Cela concerne bien des domaines qui ont un impact sur la vie entière de la Cité : la protection de l’environnement, la lutte contre le dérèglement climatique, la stabilité financière, la santé publique, etc.
On se figure aujourd'hui assez bien les leviers utilisés par les lobbys, comme la pratique des «portes tournantes», qui permet le va-et-vient entre une industrie et son autorité de régulation. Mais certains chercheurs se demandent actuellement si un ressort semblable ne serait pas à l'œuvre sur un autre grand sujet contemporain : la montée des inégalités. En effet, qu'est-ce qui explique que les partis politiques ne s'attellent pas à une mesure qui satisferait pourtant 99 % de la population ? J'ai nommé : réduire la richesse des 1 % les plus riches. Ça marche aussi pour les 3 %, les 5 % ou les 10 %. Si vous déplaisez à ceux-ci, vous plaisez à la vaste majorité. Or la part de la richesse captée par les plus riches n'a cessé d'augmenter depuis les années 80, même en Europe.
Comment la montée des inégalités est-elle réconciliable avec le système démocratique qui repose pourtant sur le gouvernement de la majorité ? Le mécanisme pourrait être assez proche de celui des lobbys économiques : les plus riches parviennent à exercer une influence sur le programme politique et l’utilisent pour bloquer les mesures en faveur de la redistribution. Autrement dit, le conservatisme au service des intérêts en place. C’est sans doute un peu plus subtil que ça : les riches ont des moyens divers d’influencer l’opinion publique, en finançant des think tanks, en achetant des médias…
Ainsi, leur influence s’exercerait moins directement sur le vote de lois précises, mais de façon plus diffuse sur les sujets à rendre saillants. Eviter de parler des sujets qui fâchent, attirer l’attention du public sur des sujets éloignés de la redistribution. Ceci pourrait bien avoir un effet dynamique très pervers : la concentration des richesses concentre le soutien financier des partis politiques dans moins de mains qui sont plus riches. Ainsi, 80 % du financement des partis politiques aux Etats-Unis vient de 30 000 personnes seulement. Aussi, au fur et à mesure que les inégalités augmentent, les plus riches détiendraient de plus en plus de moyens pour détourner l’agenda politique.
Des chercheurs ont tenté de vérifier l’hypothèse. Pour cela, ils ont rassemblé des données sur les lois et projets de loi introduits aux Parlements de neuf pays européens entre 1941 et 2014 (2). Leurs résultats suggèrent qu’au fur et à mesure que les inégalités augmentent, les agendas législatifs sont devenus moins divers, se sont éloignés de sujets liés à la protection sociale pour se concentrer sur des sujets liés à l’ordre public, comme l’immigration. Comme si, en devenant encore plus riches, les riches avaient gagné de l’influence sur l’agenda politique. Voici un mystère peut-être résolu. En revanche, le fait que Claire Nouvian, ne soit pas tête de liste, ça reste toujours un mystère.
(1) La Fascination de l'ogre de Laurence Scialom, 2019 Fayard. (2) «Economic Inequality and Legislative Agendas in Europe», Derek A. Epp and Enrico Borghetto, 2018.
Cette chronique est assurée en alternance par Pierre-Yves Geoffard, Anne-Laure Delatte, Bruno Amable et Iona Marinescu.