Editorialiste, il aimait l’odeur de la poudre. Contre Mauriac, d’Astier, André Breton, Gabriel Marcel ou, surtout, Jean-Paul Sartre, il tirait volontiers la plume comme on tire l’épée. Jean Daniel, sur Camus son ami : il donne là «la mesure de son talent de pamphlétaire, de son habileté dans la repartie hautaine, un peu crispée mais toujours bien ajustée».
Sa querelle avec Sartre est la plus célèbre. Dans les Temps modernes, la revue de Sartre, un disciple, Francis Jeanson, attaque un livre de Camus, l'Homme révolté, non en réfutant ses thèses, mais en lui reprochant de dénoncer l'existence de camps de concentration en URSS (chose rare à gauche à cette époque). Camus, socialiste et libertaire, réplique en accusant les Temps modernes de taire «tout ce qui touche aux malheurs […] du socialisme autoritaire». Nouvelle salve où les sartriens fustigent «une morale de Croix-Rouge», un «anarchiste idéaliste», etc. L'intéressé réplique en moquant ceux qui «n'ont jamais mis que leur fauteuil dans le sens de l'Histoire». Pendant la guerre, Camus dirigeait un réseau de résistance, alors que Sartre se distinguait par une discrète abstention, faisant jouer ses pièces devant des officiers allemands.
Alors Sartre lui-même monte en ligne : «Je trouve l'existence des camps inadmissible, mais inadmissible tout autant l'usage que la presse dite bourgeoise en fait chaque jour», vieille ficelle stalinienne, comme s'il fallait cacher la vérité pour ne pas faire le jeu de la presse bourgeoise. Puis Sartre ajoute, dans une conclusion toute de morgue et de hargne mesquine : «Et si votre livre témoignait simplement de votre incompétence philosophique ? S'il était fait de connaissances ramassées à la hâte de seconde main ? Je n'ose vous conseiller de vous reporter à la lecture de l'Etre et le Néant, la lecture vous en paraîtrait inutilement ardue. Vous détestez les difficultés de pensée.» Tout le mépris de l'agrégé pour le semi-autodidacte qu'était Camus. Aujourd'hui, les idées de Camus ont éclipsé celles de Sartre, surtout celles de sa période communiste. Camus est un monument cité par tous, presque trop. Sartre, quoique respecté pour sa période existentialiste, survit d'abord par ses erreurs.
Maria Santos-Sainz, universitaire, membre de la Société des études camusiennes, s'est attachée à retracer le parcours du Camus journaliste, qui parcourt des biographies consacrées, comme celle de Jean Lacouture, mais qu'on n'avait jamais isolées en regroupant le corpus de ses articles. Sartre méprisait le métier - «mettez du sang et du sexe, il n'y a que ça qui marche !» - avait-il dit aux fondateurs du Nouvel Observateur. Camus révérait le journalisme. Il fut reporter en Algérie, secrétaire de rédaction à Paris-Soir, rédacteur, puis éditorialiste à Combat pendant la guerre, quand une parution pouvait vous valoir le peloton d'exécution, directeur du même journal de la Libération à 1946, puis, brièvement, chroniqueur à l'Express pour soutenir Mendès, vite brouillé avec un Jean-Jacques Servan-Schreiber trop narcissique. Il écrivait, il corrigeait, il réécrivait, mettait en page, il titrait, il attendait sans impatience, au cœur de la nuit, les morasses qui venaient une à une pour les superviser une dernière fois. Il croyait aux faits, qu'il distinguait du commentaire. Dans ses reportages en Kabylie, il décrit minutieusement la vie des Algériens opprimés par l'ordre colonial et guettés par la famine, en connaisseur de la misère qu'il avait vécue à Belcourt, quartier pauvre d'Alger, auprès de sa mère, femme de ménage sourde et illettrée. «Je n'ai pas appris la liberté dans Marx, écrit-il à Sartre dans le feu de la polémique, il est vrai : je l'ai apprise dans la misère.» A sa mort, les typos de Paris-Soir ou de Combat étaient tous là, se souvenant du Camus pro, blaguant au marbre, surveillant débords et fautes d'orthographe, buvant des coups aux petites heures de l'après-bouclage.
Il en ressort, surtout, une morale du journalisme, que la préface d'Edwy Plenel explicite avec brio. Camus la portait au plus haut, conjuguant la religion du fait avec l'engagement au service des humbles, comme l'indique - on l'oublie souvent - la charte internationale qui devrait gouverner la profession. «Journalisme critique», c'est-à-dire aussi honnête dans le récit qu'intransigeant dans la volonté de redresser les torts. Le jour de Hiroshima, le Monde, dans son éditorial, célèbre la percée technique qui a permis la destruction d'une ville en quelques secondes. Camus dénonce la perversion ultime de la technique mise au service de la barbarie. Il justifie ensuite l'épuration, à la différence de Mauriac, qui fustige des procès expéditifs («Saint-François-des-Assises»), puis reconnaît, un peu plus tard, que l'écrivain catholique et indulgent avait sans doute raison. Le fait scrupuleusement rapporté, puis le jugement éclairé par des valeurs d'humanité, dans le refus des complaisances, des conformismes et des concessions. Voilà un bréviaire pour les médias en pleine crise de confiance.