En avril 1995 (1), un service de «cyberlove»
apparaît aux États‐Unis. Il s’agit de Match.com, le premier site de rencontres
sur Internet. En 1998, la comédie romantique de Nora Ephron – Vous avez un
message (You’ve got mail) – participe de l’euphorie ambiante : grâce aux
espaces de messagerie, chaque femme peut librement choisir le partenaire qui
lui convient… N’est-ce pas cela la liberté ?
En 2011, Emily Witt, journaliste pour une
prestigieuse revue New Yorkaise et célibataire en crise, part dans la silicon
valley pour poser la question : les nouvelles technologies sont-elles des
outils d’émancipation pour les femmes ? Dans un livre intitulé Future sex,
traduit par les éditions Seuil en 2017, son enquête prend les allures d’un roman
picaresque, mélange d’auto-fiction et de mordant procès à charge. Au départ,
dit-elle, il y avait un espoir. Comme beaucoup d’optimistes, Emily croyait en «l’avènement
d’une société nouvelle» dans laquelle chaque femme serait capable de
devenir l’égale d’un homme «en activant une application sur son téléphone le
vendredi soir.» Emily se sent déçue. Les sites de rencontre favorisent-ils la «culture
plan cul» ?
Emily a le pressentiment que les dispositifs numériques de rencontres n’ont pas tenus leurs promesses. «Sur le Web, dit-elle,
pas mal d’articles spéculaient sur l’arrivée d’un “Grindr pour hétéros” […].
Il se dégageait de ces débats un vague espoir et même ceux qui s’inquiétaient
de cette “culture plan cul” croyaient au pouvoir d’un téléphone ou d’un
ordinateur portable équipé d’un GPS qui affranchirait sexuellement les femmes,
comme si la technologie finirait par nous libérer de nos peurs et de nos
superstitions.» Hélas, hélas. Lorsqu’Emily enquête, elle tombe des nues.
Le concept marketing de l’«endroit propre et bien
éclairé»
Tout commence avec la découverte d’un concept qui
l’horrifie : c’est l’«endroit propre et bien éclairé». «Totalement
déconnectée de son origine – il s’agit en effet du titre d’une nouvelle
d’Ernest Hemingway qui se déroule dans un bar, en Espagne –, cette expression
revient souvent dans la bouche des commerciaux dès qu’ils évoquent un
“environnement pensé pour les femmes” et leur sexualité.» Ainsi qu’Emily le
dévoile, les sites Internet qui veulent attirer les femmes éliminent tout
contenu pornographique ou sexuellement explicite (2). C’est bien connu : par
opposition aux hommes (qui veulent du sexe), les femmes veulent de l’amour…
La distinction normative entre sexe et amour
Reproduisant, de façon parfaitement stéréotypée, le
préjugé qui frappe les femmes, beaucoup de sites en ligne affichent des images
pastels et des slogans mièvres afin de les rassurer. Emily note que le concept
date du tout premier site : c’est Match-com qui le popularise. Son créateur –
Gary Kremen – a en effet parfaitement conscience «qu’un site de rencontre
hétérosexuel attire davantage d’abonnés s’il compte à peu près le même nombre
de femmes que d’hommes». Pour atteindre cet objectif, il embauche une
équipe de spécialistes en marketing 100 % féminine, dirigée par l’une de ses
anciennes camarades de Stanford, Fran Maier.
L’hypocrisie : une stratégie marketing gagnante
«Celle-ci comprend vite que les femmes
s’inscriront sur le site si elles y retrouvent les classiques rituels de la
séduction. […] Dans cette optique, le site interdit les contenus et les photos
à caractère sexuel explicite.» Et ça marche. Plus un site de rencontre
affiche l’image d’un site dit «respectable», plus il donne des gages de
«sérieux», plus il caresse le cliché de la femme «pudique», plus il a de
succès. Vers 1996, les expertes en marketing choisissent pour Match un bel
habillage blanc immaculé et un logo en forme de cœur. Pour renforcer l’image du
site, «le questionnaire évolue : on y ajoute des questions concernant les
enfants et la religion afin de donner l’impression que le site s’adresse aux
personnes recherchant une relation durable.»
Certaines femmes refusent d’assumer leurs désirs
sexuels
Dans un article pour 20minutes, la
journaliste Annabelle Laurent rapporte que lors de sa première interview télé,
Gary Kremen déclame: «Match.com
apportera plus d’amour à la planète que quoi que ce soit ne l’a fait depuis
Jésus Christ». Officiellement, Match.com doit unir les coeurs.
Officieusement ? Emily se moque : dans la réalité, dit-elle, Match.com favorise
aussi bien les rencontres d’un soir. Mais pour les femmes qui s’y inscrivent,
il semble extrêmement important que les apparences soient sauves. Elles ont
besoin de se protéger. «Certaines femmes ne sont pas prêtes à reconnaître
qu’elles se sont inscrites sur OkCupid avec une idée derrière la tête»,
résume Emily. Autrement dit : elles sont trop conventionnelles pour admettre
leur propres désirs. Trop conventionnelles ou… trop peureuses ?
Pour Marie Bergström, sociologue à l'Institut
national d'études démographiques (Ined), «le fait de se dire à la recherche
d'amour constitue un bouclier à l'image de "fille facile"» et il est très
important que les femmes puissent bénéficier d'un alibi lorsqu'elles vont en
ligne à la pêche aux rencontres : le fait de pouvoir prétendre qu'elles sont
sur le site pour trouver l'amour leur laisse toute liberté de faire des
expériences. C'est peut-être hypocrite, mais… Les normes sociales
pèsent lourd. Peu de femmes osent dire qu'elles vont sur
Internet pour des plans culs.
Vous voulez un plan cul ? Allez sur un site
«sérieux»
Citant Christian Rudder, cofondateur du site
OkCupid, Emily Witt en donne un aperçu révélateur : «le nombre
d’utilisatrices hétérosexuelles à avoir expressément déclaré rechercher des
relations sexuelles occasionnelles est spectaculairement bas – 0,8 % seulement
– rapporté aux 6,1 % d’hommes hétérosexuels, 6,9 % de gays et 7 % de
lesbiennes.» C’est effectivement très bas. Les normes de genre imposent,
toujours aussi strictement, le rôle d’amoureuse à la femme. Contrairement à
toute attente, les nouvelles technologies n’ont pas permis d’abolir ces normes.
On pourrait même dire le contraire : sur Internet, les rapports homme-femme
relèvent de la caricature.
Les nouvelles technologies au service de l’ordre ancien
Sur les sites de rencontre, l’homme propose, la
femme dispose. L’homme prend l’initiative, la femme résiste. L’homme subjugue,
la femme cède. Les modèles de séduction qui prévalent «dans la vraie vie», en
société, sont reproduits de façon très codifiée en ligne. Pour Marie Bergström
les sites font d’ailleurs plus que refléter les standards : il contribuent à
les pérenniser. «Soucieux d’attirer des femmes hétérosexuelles, les
créateurs de sites sérieux reproduisent de façon stéréotypée la distinction
normative entre sexe et amour dans l’objectif de proposer un univers en accord
avec une représentation traditionnelle et normative de la sexualité des femmes.
Toutefois, en mettant les femmes devant un choix dual entre des lieux
convenables – présentés comme “propres” – et des lieux “hors normes”, ils
participent parallèlement à produire le comportement qu’ils anticipent.»
Plutôt passer pour une maman que pour une putain
L’enquête de Marie Bergström (Les nouvelles lois de l’amour: Sexualité, couples et rencontres au
temps du numérique, aux éditions La Découverte) confirme donc
l’intuition d’Emily Witt : les sites de rencontre ne sont pas des lieux
d’émancipation. Ils ont beau permettre aux femmes de faire des expériences, ces
rencontres d’un soir sont menées en catimini, à l’abri derrière les apparences
trompeuses et conformistes de la romance. Trop peu de femmes osent s’inscrire
sur des sites de cul. Marie Bergström rapporte que «les sites sérieux sont
préférés aux sites libertins par les femmes hétérosexuelles pour entamer des
relations sexuelles passagères.» .
A LIRE : Future Sexe, d'Emily Witt, éditions Seuil, 2017, traduit par Marie Chabin.
(1) Soit deux ans après la création du tout premier site répertorié de l’histoire d’Internet (avril 1993).
(2) Emily note que le concept s'applique aussi aux auto-proclamés «love-stores» qui apparaissent à la même époque et qui, peu à peu, remplacent les infamants sex-shops. «"Un endroit propre et bien éclairé", c'était le slogan du premier sex-shop féministe Good Vibrations, situé à San Francisco. Dans cette boutique pionnière, godemichés et vibromasseurs sont débarrassés de leurs emballages outrageusement pornographiques et disposés le plus sobrement possible sur des socles et des présentoirs, tels des objets d'art. Au début, l'idée était de proposer une réappropriation de la sexualité, bulle dépouillée de toute connotation face au spectre rampant des cinémas pornos des années 1970»…