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Libération
Chronique «Historiques»

Notre-Dame des effusions

L’émotion collective a écarté, pour un temps, la politique comme conflit. Mais l’incendie de la cathédrale ne nous réconciliera pas longtemps.
Notre-Dame de Paris, le 23 avril 2019, une semaine après l'incendie, qui a dévasté une partie de la cathédrale. (Photo Christophe Archambault. AFP)
publié le 24 avril 2019 à 19h06

Au printemps 1792, les sociétés populaires et fraternelles de toute la France révolutionnaire réclament que la patrie soit déclarée en danger. En exigeant cette mesure de salut public, elles demandent qu'il soit mis fin à la Constitution de 1791, qui distingue les citoyens actifs et passifs et n'autorise le port des armes, le droit de vote et de pétition qu'aux actifs. Elles protestent également contre un roi qui a fui, qui a trahi à plusieurs reprises et qui, en situation de guerre, met son veto sur des décrets protecteurs du royaume. Cette demande culmine le 20 juin 1792. Dès lors les législateurs du côté droit et les législateurs modérés réclament l'union autour de la Constitution. Pastoret d'abord, le 30 juin 1792, déclare qu'il faut cette union ou qu'on y perdra la liberté : «L'union ou l'esclavage.» Or, dit-il, pour atteindre l'unité et la concorde, il faut en imposer au peuple, l'art de gouverner est l'art de l'esthétisation. L'amour des lois et le patriotisme sont les produits d'un savoir-faire qui s'apparente aux machineries théâtrales. Puis, à son tour, Vergniaud, le 3 juillet, réclame l'union et l'harmonie entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. Il finit en affirmant vouloir «rapprocher les citoyens divisés, bannir la discorde de l'Empire». Il voile ainsi à nouveau le tort porté aux citoyens par la Constitution de 1791, le parjure et la trahison du roi. Enfin, le 7 juillet, Lamourette appelle encore à l'union et produit un enthousiasme effusif à l'Assemblée. Tous les législateurs pleurent sur cette union fantasmée, ils s'embrassent en tombant dans les bras des uns et des autres. Cette scène de réconciliation générale empêche le déroulement normal de la séance. La programmation des interventions des députés est interrompue. Brissot demande à surseoir son allocution au lendemain afin de «ne pas perturber la réunion fraternelle qui vient de s'opérer». Et le décret sur la patrie en danger est encore différé.

Marcel Mauss explique qu'une «catégorie considérable d'expressions orales de sentiments et d'émotions n'a rien que de collectif». Puis il ajoute : «Disons tout de suite que ce caractère collectif ne nuit en rien à l'intensité des sentiments, bien au contraire […] mais toutes ces expressions collectives, simultanées à valeur morale et à force obligatoire des sentiments de l'individu et du groupe, ce sont plus que de simples manifestations. […]. Il faut dire, mais s'il faut les dire, c'est que tout le groupe les comprend. On fait donc plus que manifester ses sentiments, on les manifeste aux autres, puisqu'il faut les leur manifester. On se les manifeste à soi en les exprimant aux autres et pour le compte des autres. C'est essentiellement une symbolique». Avec cette «expression obligatoire des sentiments», une représentation collective s'impose avec force et ne nécessite plus l'intervention des subjectivités individuelles. Plus exactement, chacun peut exprimer ce qu'il veut, voire ne rien exprimer du tout personnellement, in fine, rien ne semble pouvoir venir déplacer la forme collective d'expression des sentiments. Cette union effusive, on pourrait même parler de fusion, permet d'écarter la politique comme conflit.

L’incendie de Notre-Dame a produit une telle expression obligatoire des sentiments, une situation d’émotion collective si intense que s’écarter de la ligne symbolique pouvait vous conduire à subir, au mieux des quolibets critiques, au pire des discours de violente désapprobation.

Or, ici, l’incendie est un importun pathétique qui a aussi différé un discours présidentiel sur le grand débat. Le Président n’a pas pu en imposer par une scénographie.

Cependant, les propositions qu’il voulait faire circulent par écrit. Certes, l’attention sur Notre-Dame permet momentanément de laisser dans l’ombre la manière dont ces propositions entrent en conflit avec les demandes faites par les gilets jaunes. Pourtant, ceux qui, depuis le 17 novembre partout en France, tentent de faire entendre non seulement une critique assez radicale de notre régime politique, mais également une série de propositions politiques, ont su les exprimer sérieusement et clairement dans les plateformes du vrai débat. Leurs revendications sont désormais analysées par un laboratoire CNRS de Lyon, le laboratoire Triangle. Loin des faux-semblants, les gilets jaunes veulent des élus exemplaires, des citoyens qui ne donnent pas seulement un avis mais prennent des décisions, ils veulent la justice fiscale, le souci de l’avenir qui passe par l’écologie en action, les services publics et surtout l’école. Nul ne demande la suppression de l’ENA ou de l’Ecole de la magistrature, encore moins de travailler plus pour faire baisser les impôts, et personne ne souhaite que le RIC soit un joujou à fonction locale…

Le conflit politique aura été différé. L’incendie de Notre-Dame aura été, sur le plan des émotions politiques, notre baiser Lamourette, mais il est illusoire désormais de croire que cela peut durer longtemps. Les Français pleurent leur patrimoine, mais cette affliction les rend déjà d’autant plus exigeants politiquement.

Cette chronique est assurée en alternance par Serge Gruzinski, Sophie Wahnich, Johann Chapoutot et Laure Murat.