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Libération
Critique

Tiananmen ou la grande illusion

Trente ans après le début des manifestations à Pékin, le journaliste François Bougon tente de répondre à une question qui le taraude : comment les observateurs ont-ils pu croire que la Chine prendrait le chemin de la démocratie ?
The protest movement of students that started seven weeks ago in Tiananmen Square ended in a blood bath with various sources claiming that between 1,500 and 4,000 demonstrators were killed and 10,000 wounded. During the night of June 3 to June 4, 1989 the People's Liberation Army opened fire on the crowd and forced the last blockades with tanks; the students were demonstrating to demand more democracy and freedom of thought from the Chinese government. (Photo by Jacques Langevin/Sygma/Sygma via Getty Images) (Jacques Langevin/Sygma via Getty Images)
publié le 25 avril 2019 à 18h56

Le spectre du «désordre». C'est pour l'éviter que Hu Xijin, rédacteur en chef du Global Times, journal du Parti communiste chinois, justifie le virage autoritaire pris par la Chine depuis le «Printemps de Pékin» de 1989. A l'époque, il est «un jeune homme passionné», qui défie le pouvoir avec des milliers d'autres étudiants sur la place Tiananmen pendant cinquante jours. L'Occident ne doute pas que la Chine suit le «sens de l'histoire» et prend l'unique chemin possible, celui de la démocratie. Mais à l'aube du 4 juin, le régime envoie les chars et écrase sa jeunesse dans le sang. Depuis, Hu Xijin est devenu le héraut d'un nationalisme intransigeant et xénophobe. Et le Parti communiste, qui craint plus que tout que le géant de 1,4 milliard d'habitants se désintègre comme l'URSS, a renoué avec les vieux démons maoïstes (confessions publiques, procès politiques, censure), et transforme la région musulmane du Xinjiang en laboratoire totalitaire.

Dans la Chine sous contrôle. Tiananmen 1989-2019, publié à l'occasion du trentième anniversaire des manifestations (Seuil), François Bougon, journaliste au Monde et ancien correspondant de l'AFP à Pékin, tente de répondre à une question qui le taraude : «Pourquoi nous nous sommes trompés ?» Pour comprendre comment la révolte a pu naître, grandir, puis mourir au point que la plupart des étudiants chinois d'aujourd'hui n'en ont jamais entendu parler, il brosse une large fresque historique et politique, remontant à la «nouvelle révolution démocratique», qui commença le 4 mai 1919 sur cette même place Tiananmen et donna naissance au Parti communiste.

Le vaste espace ne sera plus ensuite que le théâtre des rituels de masse organisé par le régime. A deux exceptions près. Le 4 avril 1976, des centaines de milliers de personnes y bravent l'interdiction de chérir la mémoire du Premier ministre Zhou Enlai. Les revendications grandissent, les poèmes fleurissent, le pouvoir tremble et disperse les manifestants au bout de vingt-quatre heures. En décembre 1986, le vent contestataire souffle de nouveau. Pour empêcher les cortèges d'investir Tiananmen aux cris de «A bas le despotisme !» et «Vive la liberté !» les autorités arrosent le sol gelé, transformant la place en patinoire. Ce n'est que partie remise. Car «la Chine des années 80 est particulièrement agitée», explique François Bougon, qui a commencé à étudier le chinois en 1985. Pour le peuple, la politique d'ouverture économique décidée à la mort de Mao Zedong se traduit par la hausse du coût de la vie et une corruption rampante, des intellectuels réclament une ouverture politique et remettent en cause le pouvoir du Parti unique. Le pouvoir, lui, est traversé par des luttes de clans sans pitié, et divisé entre réformateurs et conservateurs.

Le 15 avril 1989, une nouvelle révolte éclate. Les manifestants, comme leurs ancêtres de 1919, convergent vers la place Tiananmen, réclamant la fin du «féodalisme» et de la «bureaucratie affairiste». Durant six semaines, les jeunes camperont sur ses quarante-quatre hectares en plein cœur de la capitale. Le livre raconte le mouvement qui s'enlise, l'«agora festive» transformée en camp retranché face à un pouvoir qui refuse tout dialogue, l'assaut du 4 juin qui fait des centaines, voire des milliers de morts - le bilan reste inconnu.

Les observateurs étrangers se persuadent que, à défaut de révolution, la «magie du marché et du multilatéralisme» se chargera de réaliser la transition démocratique. Mais trente ans après, l'économie chinoise est florissante et les idéaux enterrés. «Si Tiananmen est le signe de quelque chose, ce n'est pas du dépérissement de l'Etat chinois, mais de l'alliance victorieuse entre néo-autoritarisme et capitalisme.» L'auteur pointe le «paradoxe de Pékin» dans lequel se trouvent les visiteurs : «La Chine provoque à la fois le désir et la pétrification.» D'un côté, «l'attrait d'une ville à la modernité exacerbée comme Pékin ou Shanghai, proprement magique» et «un monde qui croit en son avenir». De l'autre, le «cauchemar dictatorial» symbolisé par la mort en prison du Prix Nobel de la paix Liu Xiaobo.

A l'arrivée de Xi Jinping au pouvoir, en 2012, certains voient en lui le réformateur tant attendu. Depuis, il s'est fait élire à vie et a donné un nouveau tour d'écrou à la société, et le Parti communiste regarde désormais au-delà de ses frontières, cherchant à imposer sa vision au reste du monde. «Faire le deuil de Tiananmen, c'est regarder les choses en face : la Chine est en mesure de contester le modèle qui est le nôtre, non seulement en Asie, en Afrique, mais aussi en Europe», conclut amèrement François Bougon.