Les temps sont difficiles pour Jean-Luc Mélenchon. Le tribun le plus éloquent de France n’est décidément pas le stratège le mieux inspiré, l’homme de culture, le passionné d’histoire et de littérature n’est pas pour autant l’analyste politique le plus lucide, l’idéologue enfin ne recueille pas les fruits de ses intuitions téméraires. Le monde réel dément cruellement les prophéties homériques du leader charismatique des insoumis. Le surgissement des gilets jaunes lui était apparu comme une nouveauté radicale, ce n’était pas faux, et comme une chance historique, c’était moins évident. Il l’a appuyé sur le champ avec enthousiasme, y reconnaissant la révolte du peuple contre les élites, contre ce qu’il appelle l’oligarchie, la mobilisation des oubliés, des mécontents, des méprisés, des marginalisés, des menacés, de tous ceux que frappe la pauvreté contre la caste égoïste et implacable à laquelle il identifie le pouvoir macronien.
Tout cela sonne de façon réductrice et même manichéenne, bien que comportant des éléments exacts, et fait incontestablement écho à ce qui s’entend sur les réseaux sociaux et sur ces ronds-points inlassablement filmés. Mais les gilets jaunes, s’ils sont une partie du peuple, ne sont pas la France tout entière, il s’en faut, et la convergence plus affective qu’idéologique du mélenchonisme et des Français en colère n’a produit aucun fruit politique pour les insoumis. Après un semestre de manifestations parfois violentes et parfois clairsemées, c’est le Rassemblement national (RN) qui se renforce, et ce sont les insoumis qui s’affaiblissent. Eric Drouet n’est pas la France, même s’il fascine Jean-Luc Mélenchon, et les silences prudents de Marine Le Pen ont été plus efficaces que les tribunes flamboyantes de Jean-Luc Mélenchon.
La triste campagne des élections européennes confirme cette pente. Les insoumis ont beau avoir constitué une liste originale, menée par une Manon Aubry dynamique, combative, autonome, catégorique, cassante (en débat cela peut servir), c’est la liste de Jordan Bardella, malheureusement excellent, qui menace La République en marche (LREM). Le Rassemblement national est donné régulièrement autour de 21,5 % d’intentions de vote, exactement le score de Marine Le Pen au premier tour de l’élection présidentielle. Les insoumis plafonnent pour l’instant en moyenne à 9 %, contre 19,5 % pour Jean-Luc Mélenchon en 2017. Renforcement de l’extrême droite après un long passage à vide, déclin brutal pour la gauche extrême. Les résultats des élections législatives espagnoles de dimanche dernier prouvent d’ailleurs que l’affaissement de la France insoumise n’est pas isolé. Jean-Luc Mélenchon savourait la «remontada» de ses cousins germains de Podemos, mais, en fait, le parti de Pablo Iglesias plonge de 21,1 % en 2016 à 14,3 % aujourd’hui.
En revanche, l'extrême droite de Vox réussit une percée indéniable avec 10 % des voix. En Italie, le Mouvement Cinq Etoiles s'effondre, alors que la Ligue d'extrême droite de Matteo Salvini triomphe. En Grèce, Syriza n'est plus ce qu'elle était. La poussée de l'extrême gauche sur l'arc méditerranéen cède la place à une progression impressionnante de l'extrême droite. Jean-Luc Mélenchon ne peut pas l'ignorer. D'où son appel retentissant dans Libération, le 24 avril, à une «fédération populaire» sous sa conduite.
Cette main tendue au reste de la gauche (qui n'en aborde pas moins complètement émiettée les élections européennes) tranche sur la condescendance et parfois la hargne avec lesquelles il l'a traitée auparavant. Après l'élection présidentielle, fort de son score encourageant, il a voulu croquer à belles dents communistes, écologistes et socialistes, tous exsangues et divisés. Devant l'échec de ses appels répétés à un déferlement populaire imposant de nouvelles élections, il a recruté Emmanuel Maurel et Marie-Noëlle Lienemann, de l'aile gauche du PS. C'était l'alliance d'un cachalot et d'une sardine. Il a lancé ensuite quelques lignes en direction de la gauche démembrée mais à ses conditions, sous sa férule, sur sa base idéologique bigarrée, entre gauche radicale, écologie et populisme. En vain. Il y revient aujourd'hui à un moment ou l'ensemble de la gauche atteint son plus bas historique sous la Ve République. Il tente de nouveau une forme d'alliance à gauche. Il le fait cependant avec une image personnelle très écornée : quelques beaux discours, quelques textes presque dignes de François Mitterrand n'effacent pas ses tempêtes, ses outrances, ses postures.
Et puis, il se heurte inéluctablement, invariablement à cette réalité historique : en France, la gauche ne l’emporte qu’unie, rassemblée derrière sa branche réformiste. La gauche radicale est un appoint nécessaire mais cadet. Cartel des gauches, Front populaire, Union de la gauche, Gauche plurielle, le pivot, c’est toujours la gauche réformiste, cette social-démocratie que Jean-Luc Mélenchon voue aux gémonies. Et qui, pour l’instant, n’est plus que le fantôme de ce qu’elle fut. Un jour, elle sortira de son spectre.