D’ordinaire, je fais le portrait d’actrices rencontrées en tête à tête. C’est à la fois le privilège d’œuvrer en «der» de Libération, et sa contrainte. J’ai longtemps cru que l’«in vivo» et le «de visu» étaient une chance insigne. Je continue à penser que c’est un impératif journalistique.
Je sais aussi que c’est un croche-pied à la rêverie, un seau d’eau glacé versé dans le cou des illusions. Cela fait se cogner à la réalité physique, se colleter avec le prosaïsme de l’instant, se confronter aux embellies du personnage de fiction qui emberlificote ses lignes de force avec les lignes de fracture de l’être humain.
Pour Julianne Moore, la question ne s’est pas posée. Elle était partout, sauf chez nous. Liste noire des critiques dressée par le distributeur ou manque d’opportunisme de la part du portraitiste, qu’importe. Le raté a engendré une frustration à réparer illico.
La faveur tardive
Gloria Bell est un film aussi réussi que sinistre. Moore y excelle en quinqua divorcée, parfaite de bienveillance envers ses clients, collègues, enfants, ex-mari, amant, etc. Ses espérances sentimentales modérées s'abîment à mesure que la solitude existentielle impose son joug. Elle l'affronte avec ce terrible demi-sourire compréhensif que les perdues de vue s'obligent à figer. La question est de savoir pourquoi c'est à la faveur de cette œuvre à la thématique mélancolique, sinon désespérée, que l'actrice vampe plus encore une France déjà conquise.
Moore n’est ni une bombe platinée, ni un sex-toy tressautant, ni une incarnation transformiste. Elle s’évite les franches guignolades, se dispense d’incarner les super-héroïnes ou les flingueuses de choc.
Elle triomphe dans des rôles neurasthéniques. Elle fane superbement en parfaite épouse délaissée, en jalouse manœuvrière, en universitaire atteinte de la maladie d’Alzheimer. Il lui faut la brume du petit matin, les stores baissés du plein midi, le chien et loup à crocs rentrés du crépuscule.
Elle s’évite les passions à moulinets, les pâmoisons à regard révulsé, les ragoûtantes hystéries de chat de gouttière. Elle mélange indifférence ironique, désinvestissement burlesque et folie indétectable.
Elle ne pouvait que séduire la France, pays vallonné et revenu de tout, qui ricane face à celles qui en font trop, nation raisonnée qui se défie des pétroleuses incontrôlées comme des aguicheuses époumonées.
Avec Julianne Moore, le rapprochement a pris du temps, voilà tout. Il faut dire que l’actrice new-yorkaise est un bourgeon tardif. Elle a appris à nager à 26 ans, est apparue dans un premier film à 30, a eu un enfant à 37. Elle vit avec un réalisateur de neuf ans son cadet. Ce qui n’en fait pas pour autant la petite sœur de Brigitte Macron.
Disons encore que si la France progressiste la chérit c'est qu'elle est plus new-yorkaise que hollywoodienne. La référence du cinéma indépendant, qui fut l'égérie de L'Oréal, ne semble pas refaite au laser, ni affamée par les régimes. Pré-sexa, elle se montre nue à l'écran en toute décontraction. Elle n'est pas passée de l'exhibition outrancière à la pudeur vindicative. Productrice de Gloria, elle ne semble pas voir la «culture du viol» rôder derrière la représentation de toute étreinte déshabillée…
La ferveur fautive
Moore est une parfaite incarnation des «libéraux» américains. Elle bataille pour le mariage gay. Elle tire sans sommation contre les armes à feu. Elle a soutenu Obama quand Trump la fatigue. Elle s’est impliquée dans Time’s Up, le mouvement anti-harcèlement sexuel. Elle s’entoure de femmes pour gérer ses affaires. Mieux, elle incarnera bientôt Gloria Steinem, activiste féministe. Malgré tout, elle semble toujours monter au créneau avec distanciation.
Cette fille de militaire n'affiche pas la furia dévastatrice de ses consœurs vengeresses Asia Argento et Rose McGowan. La rousse parfaitement tavelée ne se la raconte pas sorcière brûlante. On ne l'a pas entendue imiter Jessica Chastain, 42 ans, autre orangée naïvement guerrière, qui voue aux gémonies Bertolucci, réalisateur du Dernier Tango à Paris, pour une sodomie simulée, j'ai bien dit «simulée».
Tout cela ne fait pas pour autant de Moore, 58 ans, une jumelle de Catherine Deneuve, 75 ans, laquelle a eu la belle inconscience de critiquer #MeToo. D'ailleurs, comme Julianne Moore s'est fait blonde dans Gloria, ce serait plutôt à Isabelle Carré qu'elle ferait penser.
On ne sait trop si cela tient à une indolence constitutive ou à une ironie acquise, mais ce nuancier d’affects que feuillette Julianne Moore sonne très européen. Et c’est comme si la nation fulminante, pays des cathédrales incendiées et des hôpitaux instrumentalisés, ne détestait pas s’amouracher d’artistes nuageuses et poétiques qui tiennent la ferveur en respect et se défient des faveurs trop facilement accordées.