La lourde condamnation d'un cuisinier au chômage pour avoir crié aux forces de l'ordre «Suicidez-vous, suicidez-vous», le 20 avril, laisse songeur. Punir un citoyen pour un délit de parole dans le cadre d'une manifestation des gilets jaunes à huit mois de prison avec sursis, à 180 heures de travail d'intérêt général et à verser 500 euros aux deux policiers qui ont porté plainte est en franche contradiction avec les libertés garanties dans une démocratie. On dira que la dureté de la sanction est liée au contexte. Ces mots sont proférés alors que les médias ne cessent de parler de l'augmentation du nombre des suicides des policiers. On en compte 28 depuis le début de l'année. Pourtant, il est difficile de comprendre les rapports de causalité que l'on tisse entre ces pseudo-incitations au suicide et les passages à l'acte des membres des forces de l'ordre. On dirait que l'émotion suscitée par ces mots est due au fait qu'ils auraient un certain pouvoir hypnotique. Ils pourraient plus précisément provoquer des suicides chez les policiers. Ce faisant, l'animosité que certains éprouvent envers la manière d'agir des gardiens de l'ordre pourrait être liée au contingent des morts volontaires que l'on trouve dans leurs rangs. Pourtant, on sait que le fait de proférer devant ces derniers «suicidez-vous» n'est en rien une incitation au suicide comparable à celle d'un gourou dans une secte ou à celle d'un adulte en situation d'autorité envers un mineur. C'est, bien au contraire, une manière de ramener les formes d'agir parfois brutales des policiers dans les manifestations au fait d'être trop intégrés, trop obéissants à leurs hiérarchies au point de ne pas comprendre le sens des revendications populaires. C'est pourquoi les mots du chômeur condamné pourraient être traduits plus ou moins ainsi : «Si vous continuez à obéir aveuglément à votre hiérarchie au lieu de penser par vous-même, au lieu de chercher à comprendre la révolte populaire, vous risquez de vous suicider.» Or, loin de contredire l'opinion des syndicats de police à propos des causes du suicide de leurs collègues, cette signification la valide. En effet, les premiers s'opposent fermement à ce que l'on psychologise le suicide des policiers l'attribuant, au contraire, aux pressions hiérarchiques, aux missions successives sans possibilités de repos régulier. En bref, aussi bien les syndicats que le chômeur condamné seraient d'accord pour appliquer aux morts volontaires des policiers la thèse d'Emile Durkheim à propos du suicide altruiste chez les militaires. Selon le père de la sociologie, ces derniers se suicident davantage que la population générale parce que l'individu n'y a pas assez de force pour se soustraire au groupe. Il y est si fortement encadré qu'il ne peut plus se mouvoir d'un mouvement propre. Or, cela est difficilement supportable dans une société individualiste comme la nôtre. Le nombre important de suicides chez les policiers au regard de la population générale serait lié aux formes d'organisation trop autoritaires du travail, au fait que leurs individualités sont niées. Et les actes brutaux dont ils sont parfois responsables ne sont-ils pas, eux aussi, un signe d'une obéissance aveugle envers leurs supérieurs, la même qui les pousse au suicide ? Mais si le chômeur condamné pour ses mots et les syndicats de policiers sont d'accord au regard des suicides chez les forces de l'ordre, pourquoi deux membres de ces dernières ont-ils porté plainte contre le premier ? La réponse à cette question semble évidente. Ils se sont servis de la loi liberticide qui a permis de condamner le chômeur comme d'une matraque, d'un gaz lacrymogène, d'un tir de LBD. Fort vraisemblablement, cela doit leur avoir été dicté par leurs supérieurs hiérarchiques. Ils se sont adressés à la justice sans réfléchir à ce qu'ils faisaient. C'est pourquoi en dépit des apparences ils ont oublié de considérer que leur plainte, loin d'améliorer le sort de leurs collègues suicidaires allait, au contraire, l'aggraver.
Cette chronique est assurée en alternance par Paul B. Preciado et Marcela Iacub.