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Libération

Partager des histoires

Les antiracistes radicaux qui se sont opposés à la représentation d’une pièce d’Eschyle sont mus par le ressentiment. Et si un conte nous aidait à le dépasser ?
publié le 10 mai 2019 à 18h36

Qui se souvient encore de l’insondable obscurantisme des colonels grecs, qui lors de la dictature qu’ils exercèrent de 1967 à 1974 interdirent Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane (et quelques autres, Balzac, Tolstoï, Tchekhov, Twain, Camus…) ?

Aujourd'hui en France, quelques miliciens d'un antiracisme dit «radical» considèrent légitime, au nom du «droit à l'insurrection contre des représentations négrophobes», de s'opposer par la force à la représentation d'une pièce d'Eschyle à la Sorbonne dont ils supposent la mise en scène «raciste» pour cause de «blackface» ; au nom de l'antifascisme (!) à la tenue d'une conférence d'Alain Finkielkraut à Sciences Po. Et jugent qu'appartiennent à la «fachosphère» tous ceux qui considèrent devoir défendre la liberté de pensée et de création - à commencer par Ariane Mnouchkine et tous «les nanti·e·s, les protégé·e·s du système en place, les privilégié·e·s, qui voudraient se refuser à considérer la colère des métissé·e·s (racisé·e·s aussi, un peu) ou qui voudraient pouvoir s'en offusquer dans la ligne du gouvernement actuel et de tou.te.s les tenant·e·s des pouvoirs fondés séculairement sur la traite des noir·e·s.»

Intimider donc, plutôt que débattre.

Les mêmes ne se sont pas émus face aux tags appelant à «balafrer» (autre option : «acide en pleine gueule») et à «tous ensemble lyncher» Christine Angot, traitée de «sale pute juive à négros», le tout agrémenté de quelques croix gammées.

L'abjecte violence antisémite et raciste ciblant une femme de lettres et la «bataille de la Sorbonne» (sic) ont eu lieu quasiment au même moment.

On se pince.

Les Suppliantes ont pour protagoniste principal un personnage pluriel : le chœur des Danaïdes. Etrangères à la peau sombre, et pourtant grecques. Affaire d'histoires et d'exodes anciens et actuels : pour l'heure, elles fuient un mariage qui leur est odieux. La Cité accueillera leur exil et leur désir de liberté : que Zeus, protecteur de l'hôte et du suppliant selon la tradition odysséenne, «accorde la victoire aux femmes» - ainsi s'achève la pièce, chantant l'un de ses enjeux profondément subversif. Faut-il rappeler cela ? Rappeler que dans cette tragédie de l'accueil et du destin non subi, il est possible de (re)devenir autre que soi, puisque les origines sont, d'emblée, voyageuses ?

Dans un petit livre magnifique à lire de toute urgence - un conte (1) -, le meilleur antidote qu'on puisse imaginer aujourd'hui face à des haines recuites qui macèrent obstinément dans le ressentiment, Jean-Claude Grumberg nous fait comprendre, avec douceur, avec force, avec délicatesse, avec clarté, et sans une once de pathos, indice de fausseté, ce que Pierre Guyotat nomme «l'imprévisible du cœur humain». Ne déflorons pas l'histoire de «pauvre bûcheron et pauvre bûcheronne» qui n'est pas celle du Petit Poucet - «moi-même, tout comme vous, je déteste cette histoire ridicule» nous dit le conteur. Ridicule, détestable comme ces histoires de talibans de la Sorbonne.

Il est question dans ce conte de cœurs simples et de cœurs qui s'éveillent. Du cœur innocent d'une «petite marchandise» qui «par amour et par désespoir, fut jetée d'un train, enveloppée d'un châle de prières frangé brodé d'or et d'argent, […], jetée dans la neige aux pieds d'une bûcheronne sans enfant à chérir […]». Du cœur de pierre, pétri d'aigreur et de bile, d'un «pauvre bûcheron», lequel croyait dur comme fer qu'existaient des «sans-cœur», mauvais «PAR ESSENCE» (selon le mot d'un «décolonial» à propos du «patrimoine occidental», Eschyle compris sans doute). Un cœur fermé qui, au contact du cœur battant, sous sa peau tendre, de la «petite marchandise», cette «sans-cœur de malheur», se met à vivre : «Oui, son cœur battait comme en écho avec le petit cœur de la petite marchandise […].» Merveille inattendue : l'injuste, le haineux bûcheron, «dans le secret de son cœur noyé d'une douceur inconnue», se métamorphose.

Il n’est plus désormais voué à sa haine. Et aux partages définitifs qu’elle opérait du monde.

« Voilà la seule chose qui mérite d'exister dans les histoires comme dans la vie vraie. L'amour, l'amour offert aux enfants, aux siens comme à ceux des autres. L'amour qui fait que, malgré tout ce qui existe, et tout ce qui n'existe pas, l'amour qui fait que la vie continue.»

Terminons comme dans les contes de la Grèce : «Ils vivront heureux, et nous encore plus. » Nous, réunis pour entendre et partager des histoires.

(1) La plus précieuse des marchandises, Seuil (2019).

Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Sabine Prokhoris et Frédéric Worms.