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Libération
Chronique «Politiques»

La crise de la démocratie représentative

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Taux d’abstention, appel à de nouvelles élections, référendum… Les formes et le calendrier de nos institutions sont remis en question sans ménagement.
publié le 15 mai 2019 à 17h06

Avec l’imminence du Brexit et même le risque croissant d’un Brexit violent ; avec la montée en puissance partout en Europe d’un fort courant populiste et nationaliste ; avec les dérèglements commerciaux et financiers périlleux que provoque l’affrontement entre les Etats-Unis et la Chine, jamais élections européennes n’ont connu d’enjeu aussi authentiquement dramatique que cette année.

Et cependant le taux de participation annoncé peine à dépasser les 40 %, comme si voter le 26 mai n’était qu’un rite anodin : nouvelle démonstration de la crise aiguë que traverse la démocratie représentative française, la crise la plus grave à coup sûr depuis les années 30.

Car la grève du vote aux élections européennes ne constitue qu’un indice spectaculaire de plus de la crise de notre démocratie représentative. L’abstention ne cesse en effet de croître depuis plus de vingt ans. Aux élections législatives de 2017, pourtant décisives, pourtant novatrices avec un paysage politique bouleversé, l’abstention a dépassé les 50 %. Elle ne fait que tirer les conséquences du discrédit accablant, injuste mais irrésistible qui frappe l’ensemble du monde politique.

Les Français méprisent et rejettent les élus, les sondages l’attestent et, comme par sanction, se retirent donc progressivement de la vie démocratique classique. Ils ostracisent le personnel politique, ils ne lui pardonnent pas l’insuffisance des résultats de la politique économique et sociale depuis une génération. Ils insultent les dirigeants et leur tournent le dos. Ce qui vaut pour le monde politique s’applique d’ailleurs également, à un degré à peine moindre, au monde syndical. C’est la démocratie représentative elle-même qui vacille, roule et tangue comme jamais.

D’ailleurs, comment pourrait-on s’en étonner ? Le dégagisme qui a brutalement déferlé en 2017, c’était bien l’impitoyable condamnation de toute une génération politique, la dévastation de tout un paysage politique, la mise en cause de tout un système politique. Il y avait, certes, une part d’espérance et de recherche de nouveauté, mais il y avait surtout la volonté de sanctionner lourdement les partis de gouvernement et l’ascension symétrique de formations antisystème, à l’extrême gauche et à l’extrême droite. La mécanique de la représentation s’était soudain bloquée, et, dans le macronisme lui-même, il y avait une proclamation antisystème. Un univers politique a été détruit et rien d’autre ne s’est vraiment reconstruit depuis.

La preuve en a d’ailleurs été apportée avec le mouvement des gilets jaunes, totalement inédit par ses formes comme par sa durée. La tentation de la démocratie directe surgissait sur les carrefours et les ronds-points, sur les réseaux sociaux et au cœur des manifestations. Il s’agissait de fronder, de conspuer, de démythifier, de combattre, certes, les élites et la France d’en haut mais aussi toute la représentation parlementaire, politique, syndicale et médiatique. Une autre forme de dégagisme, plus brutale, plus colérique. Dans les deux cas, une mise en cause explicite de la démocratie représentative. Elle a conduit aussitôt à la rébellion contre le nouveau pouvoir. Les gilets jaunes ont scandé «Macron démission !». Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen ont réclamé à cor et à cri une dissolution. Emmanuel Macron est élu pour un quinquennat ? Aux yeux des gilets jaunes, peu importe. Ils se rêvent en 1793. L’Assemblée nationale est sortie le plus régulièrement du monde des urnes pour cinq ans ? Les insoumis et le Rassemblement national, parfois LR (les Républicains), réclament de nouvelles élections.

Les formes, les traditions et le calendrier de la démocratie représentative sont bousculés sans ménagement. Les mêmes réclament d’ailleurs, qui des référendums d’initiative citoyenne (les gilets jaunes), qui un référendum d’initiative parlementaire sur la privatisation d’Aéroports de Paris. Une fraction des citoyens rêve de démocratie directe, une fraction des parlementaires souhaite se dessaisir de ses propres pouvoirs pour en appeler au peuple. La démocratie représentative est clairement en question.

La France n’est d’ailleurs pas la seule touchée par cette maladie de la démocratie représentative. Les démocraties «illibérales», qui naissent en Hongrie ou en Pologne, mettent évidemment en cause la démocratie représentative en s’en prenant à la justice, à la presse, à l’université, aux droits individuels des citoyens. Elles vident ainsi la démocratie représentative de son essence même. Les partis populistes nationalistes, qui essaiment en Europe et remportent de notables succès, se présentent comme «antisystème», c’est-à-dire en opposition frontale avec les mécanismes classiques de la démocratie représentative. Le système présidentiel français, variante originale de la démocratie représentative, nous protège, certes, mieux que d’autres. Il n’a cependant jamais été aussi bousculé, hormis en Mai 68.