Texte de Dr
Jama Musse Jama
, ethnomathématicien titulaire d'un doctorat en études
africaines spécialisé en linguistique informatique des langues africaines.
Spécialiste des jeux africains traditionnels et leur potentiel
d'utilisation dans le cadre de l'éducation formelle, il est le fondateur du
centre culturel Hargeysa et du
salon international du livre
d'Hargeysa.
Lama helo
wadaadow, waxaan cidi ku hawsheene!
(A vous, amis, rien de bon ne s'acquiert pour rien
!
)
– Un poème de
Cabdillaahi Suldaan Timacadde, 1960.
Les temps changent. A la fin de l’année
passée, le premier ministre Ethiopien Abiy Ahmed a présenté la nouvelle
composition de son gouvernement, composé à 50% de femmes. Il a également
travaillé à promouvoir davantage de nomination de femmes dans différentes
positions de premier plan au sein des nouvelles instances dirigeantes
d’Ethiopie. Cela dit, le renforcement de l’égalité des genres ne vient jamais
de nulle part. L’Ethiopie montre depuis longtemps un ensemble d’indices allant
dans cette direction, et les Ethiopiens ont activement travaillé à ces objectifs
concrets en se focalisant sur l’éducation et en favorisant les opportunités
pour que les jeunes filles d’aujourd’hui deviennent les Ethiopiennes puissantes
de demain. C’est ce que l’on devrait aujourd’hui souhaiter à toute société.
L’Ethiopie a une population estimée aux
alentours de 90 millions d’habitants, dont 49,9 millions de femmes. Dès 1993,
le pays a déclaré son engagement en faveur de l’égalité des genres avec la mise
en place de sa Politique Nationale pour les Femmes. Cet engagement a ensuite
été réaffirmé par sa Constitution Fédérale de 1995.
La politique éthiopienne pour l’éducation
et la formation promeut, depuis, un accès équitable à l’enseignement et à la
formation pour les filles et les garçons, ce qui inclut des mesures pour la
généralisation de l’égalité des genres au sein des programmes scolaires
nationaux.
« Ce changement ambitieux », pour
reprendre les mots du ministère de l’éducation d’Ethiopie « place
l’éducation et la formation au cœur du système ». En conséquence, le
développement de ressources humaines faisant la priorité à l’équilibre entre
les genres a été placé comme priorité stratégique depuis l’adoption de la
politique éthiopienne pour l’enseignement et la formation de 1994.
J’ai récemment parcouru un article publié
dans le magazine mensuel d’Ethiopian Airlines
Selamta, qui mettait en lumière des femmes éthiopiennes de premier
plan contribuant actuellement au progrès scientifique dans le monde. La Dr.
Segnet Kelemu, qui a remporté de multiples prix pour son travail scientifique
dédié au développement des cultures en Afrique, dont le Prix 2013 de la scientifique
exceptionnelle de l’année du Centre International pour l’Agriculture Tropicale
(CIAT). Son doctorat en pathologie des plantes et biologie moléculaire réalisé
à l’Université du Kansas a été suivi d’un postdoctorat de recherche de lutte
contre les agents pathogènes à l’Université de Cornell. La Dr. Kelemu est
désormais installée à Nairobi où elle étudie les microorganismes qui se
développent dans les végétaux poussant en Afrique, afin de mieux comprendre
comment les végétaux peuvent survivre dans des environnements climatiques extrêmes.
La Dr. Sossina Haile est une chimiste qui
aime penser les choses en grand. Elle contribue en effet à révolutionner la
production d’énergie avec son invention, la première pile à combustible acide
solide qui permet une réduction de la pollution. La Dr. Haile qui détient un
doctorat de l’Institut du Massachussetts en Science appliquée et en ingénierie a
également inventé un nouveau composé appelé « Superprotonic », qui a
pour but de produire de l’énergie verte. Elle est actuellement Professeure à
l’Ecole d’Ingénierie Northwestern McCormick.
La Dr. Mahlet Mesfin, qui se présente
comme « amoureuse de sciences, de technologies, de relations
internationales, d’égalité, de justice et d’aventures », est une personnalité
de premier plan dans le domaine de la diplomatie scientifique. Elle détient un doctorat
en bio ingénierie de l’Université de Pennsylvanie où elle a étudié les lésions
cérébrales traumatiques et son projet doctoral s’est concentré sur les
relations entre le monde microscopique des protéines et le monde macroscopique
des problématiques sociales et scientifiques. Actuellement à la tête du Centre
pour la diplomatie scientifique de l’Association américaine pour le progrès de
la science, la Dr. Mesfin est également l’éditrice en chef du journal en libre
accès
Science and Diplomaty.
Enfin, la Dr. Timnit Gebru est la
codirectrice technique du Département d’éthique de l’intelligence artificielle au
sein de Google. Elle a obtenu son doctorat à l’Université de Stanford. Elle est
une informaticienne à la pointe de la recherche sur l’intelligence artificielle,
travaille sur les biais algorithmiques et l’exploration des données, et défend
la diversité technologique. La Dr. Gebru est la cofondatrice de la communauté « Black
in AI », qui rassemble des chercheurs noirs travaillant sur l’intelligence
artificielle.
Certes, toutes ces scientifiques sont
liées à des universités occidentales, mais quasiment toutes les plus
prestigieuses institutions sont situées en Occident, et pour acquérir de telles
positions, elles ont nécessairement dû bénéficier de solides bases dans leur
pays natal.
Non seulement dans la science, mais
également en art, dans la culture et dans le sport
Des Ethiopiennes obtiennent par ailleurs une
grande influence dans les domaines de production
du savoir, avec notamment des rôles clefs dans les secteurs de l’art, de la
culture ou de la musique.
Les jeunes femmes éthiopiennes et écrivaines
de fiction obtiennent une attention internationale et font parler d’elles de
façon positive aux informations.
La romancière multi récompensée Maaza
Mengiste lancera bientôt son second roman
The
Shadow King
durant la Foire Internationale du Livre d’Hargeysa.
Activistes des droits de l’homme et des
femmes, Meaza Ashenafi, Yetnebersh Nigussie et Zemi Yunus (cette dernière
focalise son action sur la situation des enfants autistes et de leurs mères en
Ethiopie) ont permis d’importantes avancées dans les domaines de la justice
sociale et de l’activisme. On pourrait citer d’autres artistes dans le domaine
de la musique comme la compositrice Emahoy Tsegué-Maryam Guèbrou dont le titre « Song
of the sea » est inspiré de son voyage en bateau vers la Suisse, ou Ejegayehu
Shebabaw dont la voix est adulée par les jeunes éthiopiens ; l’artiste
d’art visuel contemporain Julie Mehretu est pour sa part célèbre pour ses
tableaux aux multiples couches de peinture qui représentent de vastes paysages
abstraits. Mon énumération pourrait continuer avec Reeyot Alemu, journaliste
emprisonnée en 2011 et qui travaille désormais aux Etats Unis ; Tsedale
Lemma, journaliste anciennement exilée et qui est depuis retournée dans son
pays d’origine et publie le journal
Addis
Standard
en Ethiopie ; Birtukan Mideksa, leader politique qui fut elle
aussi emprisonnée et qui est désormais responsable du contrôle du processus électoral
en Ethiopie. En dehors de la production du savoir, on pourrait aussi bien
mentionner la championne du monde Tirunesh Dibaba, première femme à avoir
remporté l’or olympique sur les distances du 5000 et du 10.000 mètres ou
Meseret Defar Tola, autre coureuse de fond et demi-fond sur 3000 et 5000
mètres. La liste est réellement longue et éloquente.
Que ce soit dans les domaines de l’art, du
sport, de l’activisme, des éthiopiennes se distinguent dans le monde entier. La
capitaine Amsale Gualu, première femme pilote de grandes lignes éthiopienne qui
dirigea par ailleurs le tout premier vol éthiopien entièrement composé d’une
équipe féminine a dit : « ce vol nous prouve que lorsque les femmes ont
les mêmes chances et qu’elles travaillent dur, elles peuvent réussir tout ce
qu’elles veulent dans l’ensemble des domaines, et notamment dans l’industrie
aéronautique. » Tout en saluant la réussite de toutes ces femmes qui ont
toutes réussi dans leurs domaines, je suis frappé par le fait que leur réussite
est aussi le reflet d’un système Ethiopien qui permet aux femmes de libérer
leur créativité de même que leur potentiel intellectuel. L’émancipation concrête
des femmes débute par l’éducation. Cette nouvelle génération de femmes ayant
suivi un parcours éducatif diffère en cela des précédentes car elles
revendiquent leurs droits, de même que les droits des autres femmes, tout comme
ceux des hommes. Celles-ci sont conscientes qu’avec des droits égaux, un accès
equitable à l’éducation et un renforcement de leur place dans la société, les
femmes peuvent représenter de véritables agents du changement en Afrique.
De bonnes graines font de bonnes récoltes
En Ethiopie, ces femmes qui accèdent à
des positions de leadership ont été à l’origine d’une réflexion autour de la
femme durant les vingt-cinq dernières années. La politique éthiopienne de
planification sur le long terme a permis à des femmes de grande compétence
d’obtenir des positions clefs dans différents secteurs de la société. Il est par
ailleurs important de mentionner que quatre des six femmes ministres d’Ethiopie
détiennent un doctorat. Sur cette base, l’essor d’un leadership féminin en
Ethiopie doit nécessairement être vu comme un signe des temps, et il est tout
aussi important de saluer le rôle joué par l’actuel premier ministre Abiy
Ahmed. Je suis ainsi convaincu que cette évolution aura un impact dans toute la corne de l’Afrique – en particulier dans la
société somalie qui est largement présente dans la région. Que l’on me permette
de me réjouir, d’accueillir avec enthousiasme et à mon tour d’encourager ces
dynamiques qui semblent annoncer une nouvelle ère de liberté, de paix et de
dignité humaine.
Il est alors important de se demander si
le reste de l’Afrique, et tout particulièrement le Somaliland, sauront répondre
à ce changement. L’Afrique a encore beaucoup de chemin à parcourir à ce niveau.
L’Ethiopie, de même que le Rwanda, restent encore des exceptions.
L’enseignement pour les filles y est souvent placé comme une priorité
sur le papier mais il n’y a pas ensuite de
réelle mise en œuvre concrète de ces mesures. La récente déclaration de
l’Université de Hargeysa qui précisait que 46% de la population universitaire
est aujourd’hui composée de femmes est certainement un signe encourageant. Le
discours sensationnel tenu par la Dr. Edna Adan, qui confirmait que les centres
de formation médicale du Somaliland sont composés à 70% d’étudiantes ;
elle exprimait alors sa joie de pouvoir « […] se rendre sur le terrain, et
d’y trouver une femme médecin, une cadre de santé assistée par une femme anesthésiste,
ainsi qu’une infirmière et une coordinatrice des opérations, dans un hôpital lui-même
bâtit par une femme […] » Ce sont là et à n’en pas douter également de très
bons signes. Mais nous avons néanmoins toujours besoin d’une importante réforme
politique de notre système éducatif, qui soutienne directement les filles et
les jeunes femmes pour que ces dernières accèdent aux mêmes opportunités et
perspectives que leurs homologues hommes.
La situation actuelle au Somaliland
Il y a actuellement au Somaliland des barrières structurelles, ce qui inclue
d’importantes lois qui demeurent encore bloquées au parlement dans l’attente
d’une promulgation. Ces questions nécessitent notre plus grande attention afin
qu’il y ait un investissement plus grand en faveur des jeunes filles. A court
terme, il est en effet prioritaire de se battre pour qu’un quota de sièges soit
réservé à des femmes au parlement, au sein du gouvernement local, au sein des
partis politiques locaux et du processus électoral, mais à plus long terme nous
avons besoin de créer davantage d’opportunités pour nos filles dès l’éducation
de base. La question du leadership dans chaque secteur doit se saisir de ce
sujet et en faire une priorité. Nous devrions également penser à la visibilité
ainsi qu’à l’accès des jeunes filles dans l’espace public, dès leur plus jeune
âge. Mettre sur pieds la capacité des institutions de la société civile pour
soutenir l’essor d’une nouvelle génération de femmes ayant eu un accès à
l’enseignement, d’activistes qui pourront à leur tour soutenir d’autres femmes,
ou d’autres universitaires qui seront à même d’avoir un impact positif sur la
société au sens large, représentent clairement des perspectives essentielles;
mais à plus brève échéance, nous devons déjà identifier les profils de jeunes
femmes qui promettent les meilleurs potentiels, et apporter à ces dernières un
soutien direct en leur accordant l’espace et la visibilité dont elles ont
besoin, de même que les moyens concrets de développer leur parcours éducatif.
Des campagnes de recrutement ciblé pourront ainsi permettre d’identifier les
potentielles femmes leaders de demain avec un programme éducatif et une mise en
valeur élaborés dans le but de leur donner les meilleures chances de succès.
Comme le rappelle la citation du poème plus haut : « rien de bon ne
s’acquiert pour rien », nous devons, collectivement, en tant que société, réviser
nos priorités et placer l’éducation de nos filles au sommet de nos objectifs.
Une telle ambition permettra à notre société de connaitre un développement
collectif, fort et sur le long terme. Un proverbe somali affirme : «
Xaglo laaban, xoolo kuma yimaaddaan »
(« Qui ne travaillera point ne connaîtra point la fortune ») ; à
nous de faire de ces enjeux une priorité dans nos esprits.