Le bruit entêtant des roues sur les rails, la métamorphose progressive du paysage, l'allure changeante des passagers: en 1995, en ouverture de Dead Man, Jim Jarmusch nous plongeait en quelques plans dans les tréfonds de l'Amérique. Destination: Machine, la bien nommée. Avec son usine, son saloon et ses rues boueuses, la petite ville du Far West incarnait l'envers du mythe de la conquête de l'Ouest. Un mythe plus mort que vivant, à l'image d'un Johnny Depp vite réduit à l'état de spectre.
25 ans plus tard, Jarmusch a goûté aux histoires de vampires et continue à réanimer des cadavres. Bienvenue à Centerville, «A real nice place» si l'on en croit un panneau à l'entrée de la bourgade: un motel, un bistrot, une quincaillerie, une station essence, un – plus inattendu – centre de détention pour mineur·e·s et, bien sûr, le bureau du shérif, le débonnaire Cliff Robertson (Bill Murray). Centerville, c'est la small town typique, objet géographique incontournable du cinéma nord-américain, notamment du cinéma fantastique.
Centerville, lieu générique
C'est, dirait Bernard Debarbieux, un lieu générique: la paisible Centerville synthétise, comme mille autres bourgades, les États-Unis comme ils aiment se voir et se donner à voir – et comme a par exemple pu les décrire le journaliste Thomas Frank. Elle incarne dans l'espace le mythe de la communauté harmonieuse, soudée autour de quelques valeurs cardinales: la modestie, le travail, la famille… Centerville n'est pas un centre géographique – au sens d'un pôle d'attraction –, c'est plutôt le milieu de tout et de rien, le cœur de la normalité. Et cette normalité a quelque chose d'étrangement inquiétant.
Jarmusch assume l'héritage de George A. Romero et, avant lui, de Je suis une légende (Sidney Salkow, 1964), la belle adaptation du roman éponyme de Richard Matheson: les monstres sont parmi nous, ils surgissent des espaces familiers et non plus d'un lointain ailleurs. Et s'ils relèvent, de prime abord, d'une altérité radicale – au point qu'on les extermine sans hésitation ni sommation –, les zombies n'en sont pas moins, en dernière lecture, nous toutes et tous. Au point que chaque protagoniste finit par reconnaître, dans la foule affamée, un·e ami·e ou un·e parent·e – et par l'achever après un mot d'excuse.
Tou·te·s des zombies
Plus que jamais, la métaphore est (trop?) transparente: le zombie jarmuschien, c’est l’individu-consommateur aliéné et, il faut se rendre à l’évidence, tout le monde est dans le même bateau du capitalisme tardif et de la consommation obsessionnelle compulsive, enfants compris. Même Iggy Pop, tout icone punk qu’il est, n’échappe pas au monde dans lequel nous vivons.
Centerville apparaît, à un siècle et demi de distance, comme le négatif de Machine. La côte est plutôt que ouest, la verdure omniprésente plutôt que le métal et la poussière, les relations amicales au sein d'une communauté pacifiée plutôt que les bagarres et les colts qu'on dégaine au moindre prétexte, le patelin états-unien du début du 21e siècle semble radicalement différent de son ancêtre. Mais les deux villes forment les deux faces du même projet: essorer les ressources de l'environnement pour produire et consommer jusqu'à la nausée. La boucle est bouclée, le rêve américain est mort depuis longtemps.
Fuir le monde
Mais alors, à quoi bon lutter? The Dead Don't Die, sans cesse à contre-temps, ne s'encombre pas de scènes de siège spectaculaires, pourtant un passage obligé du film de zombies. On s'enferme face aux zombies de Centerville, mais mal et pas longtemps, surtout quand on oublie de barricader les portes de derrière. Jarmusch, sans scrupules, envoie une à une ses stars rejoindre le troupeau décérébré après une parodie de résistance: le fermier raciste Miller (Steve Buscemi) aussi bien que le quincailler noir Hank (Danny Glover). Pas de raison qu'il en soit autrement, il suffit d'écouter l'adjoint du sheriff Ronnie Paterson (Adam Driver), qui nous aura prévenus: «Tout ça va mal finir.»
Plus encore que dans Only Lovers Left Alive, Jarmusch jette sur le monde un regard empreint d'humour mais résolument pessimiste et désabusé. Les géants de l'industrie de l'énergie foutent en l'air la planète, les médias relaient leur baratin climatosceptique en dépit du bon sens et nous, nous attendons la catastrophe en sirotant du mauvais café et en consommant comme des bêtes.
Reste Bob l’ermite (Tom Waits), qui se tient depuis longtemps à l’écart de ce monde, habite la forêt voisine, déguste des écureuils et retrouve sous des feuilles mortes des classiques de la littérature anglophone. Pas de doute, Jarmusch se met en scène à travers ce misanthrope décroissant, méprisé et haï des bons Américains. C’est le seul personnage qu’il épargnera, avec trois adolescent·e·s du centre de détention.
Loin de Jefferson et de son rêve d'une Amérique de petits fermiers, plus loin encore de Hamilton et de son idéal urbain et industriel, Jarmusch revendique l'héritage écologiste et libertaire de Thoreau, seule issue à ses yeux dans un monde qui marche sur la tête. Car, un peu plus de cinquante ans après Shock Corridor, une tombe vide rend hommage à Samuel Fuller, nous rappelant que le monde est un asile où les plus malades circulent librement. Et où les plus mort·e·s ne sont pas dans les cimetières.
Lire la critique de Julien Gester: https://next.liberation.fr/cinema/2019/05/14/the-d...