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Libération
Chronique «Historiques»

Honorer le malheur, réduire les inégalités

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Dès 1789, la possibilité de vivre comme un citoyen libre est indissociable d’une pensée de l’assistance et de l’instruction, qui fonde les services publics.
publié le 22 mai 2019 à 17h16

Dans l’agrégat des revendications des gilets jaunes, la demande de service public est fondamentale. Accéder à l’égalité des chances dans l’éducation à l’heure de Parcoursup et d’une réforme Blanquer qui ne plaît ni aux enseignants ni aux parents ne paraît plus évident. Vivre dignement dans un Ehpad non plus, quant aux soins hospitaliers, ils ne sont plus accessibles à tous de la même manière quand les places sont grignotées, puis dévorées par des prestations privées proposées par des médecins hospitaliers réputés. Les personnels se sont mis en grève, ont manifesté, ne sont pas écoutés.

Pourtant, il est de plus en plus difficile de faire croire que c’est «normal» quand la Corée du Sud et l’Uruguay démontrent (dixit la grande ONG Oxfam) qu’une véritable politique sociale de redistribution réduit effectivement les inégalités. Le service public fait partie de cet art de redistribuer. En France, l’idée même que la société dans son ensemble doit aider sa population vulnérable et soutenir l’éducation à tous les niveaux trouve sa source dans la Révolution française.

La possibilité de vivre libre comme citoyen est dès 1789 indissociable d’une pensée de l’assistance et de l’instruction comme dettes de la société envers chacun. Si la société est en dette, les individus disposent donc de «créances sacrées», d’où la notion de «droits-créances» pour parler des nouveaux droits consacrés par la Déclaration de 1793.

Article 21 : «Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d'exister à ceux qui sont hors d'état de travailler.» Article 22 : «L'instruction est le besoin de tous. La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, et mettre l'instruction à la portée de tous les citoyens.»
La mise en application de ces droits sera l'épreuve du possible et de l'impossible du moment révolutionnaire, mais les principes auront été posés.
Il s'agit avant tout de savoir comment financer cette dette sociale.
Pour Robespierre, il s'agit de fabriquer un trésor commun pour réaliser ce qui relève de ce «bien commun».

«L'enfant du pauvre sera élevé aux dépens du riche, tous contribuant pourtant dans une juste proportion, de manière à ne pas laisser à l'indigent, même l'humiliation de recevoir un bienfait. […] Comme vous voyez, c'est un dépôt commun qui se forme de la réunion de plusieurs mises inégales : le pauvre met très peu, le riche met beaucoup, mais lorsque le dépôt est formé, il se partage ensuite également entre tous ; chacun en retire même avantage, l'éducation de ses enfants.» (Robespierre, le 13 juillet 1793). Pour que ce bien commun soit vécu comme tel, Robespierre est favorable à ce que personne ne soit complètement exempté d'impôts et de taxes. Selon lui, la non-imposition fabrique des statuts d'ilotes au sein de la société. Il faut contribuer à proportion de ses revenus et ainsi ne jamais être en marge du bien commun. Des contributions inégales donnent la possibilité de se savoir l'égal de chacun.

Lorsque Couthon est représentant en mission à Ville affranchie (Lyon), il organise, pour clôturer son travail, une grande fête le 20 novembre 1793 (30 brumaire an II). Elle est financée par un emprunt de 18 000 livres sur les «riches égoïstes». Lors de cette fête, il annonce un nouvel emprunt de 1 million, 200 000 livres sur les riches, les suspects et les célibataires ayant plus de 40 000 livres de rente pour financer les nouveaux collèges et l'Institut, assister les indigents et soutenir la Société populaire. On voit ainsi à quel point les enjeux politiques et sociaux sont imbriqués dans la manière de soutenir l'idée d'une cité comme «bien commun».

Enfin, les décrets de ventôse tenteront d'organiser non seulement une redistribution, mais un transfert des biens des contre-révolutionnaires aux «malheureux [qui] sont les puissances de la terre». Il s'agit de fournir des terres à ceux qui peuvent les cultiver et ainsi «d'indemniser tous les malheureux avec les biens des ennemis de la Révolution», (13 ventôse an II, Saint-Just).

Le 1er floréal an II, Billaud-Varenne déclare : «Nous avons promis d'honorer le malheur, il serait bien plus beau de le faire disparaître.» En attendant, la première fête décadaire sera consacrée «à honorer le malheur» et un «grand livre de la bienfaisance nationale» permettra d'organiser l'assistance aux malheureux, infirmes, malades, veuves et orphelins. «Honorez le malheur», c'est-à-dire réduire les inégalités et respecter en chacun, aussi pauvre et malade soit-il, sa dignité d'être humain.
Ce projet vieux de plus de deux cents ans, a, certes, des vicissitudes mais a été expérimenté avec succès. Il demeure d'une brûlante actualité.

Cette chronique est assurée en alternance par Serge Gruzinski, Sophie Wahnich, Johann Chapoutot et Laure Murat.