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TRIBUNE

Foot : l’imperfection, une vertu anglaise

Manchester City a remporté tous les titres en Angleterre et produit un jeu magnifique. Mais le désamour perdure chez les fans.
Les supporters de Manchester City au défilé de leur l'équipe dans le nord de l'Angleterre, le 20 mai 2019, pour célébrer ses titres en 2019 (Premier league, FA Cup et English League Cup). (AFP)
publié le 28 mai 2019 à 17h46

Tribune. S'il est vrai que la perfection n'est pas de ce monde, alors il faut croire que les Anglais ont élevé cette nécessité au rang de vertu. Une belle illustration vient de nous en être donnée après le triplé sans précédent dans le foot anglais masculin réussi par Manchester City : championnat d'Angleterre, Coupe de la Ligue et Coupe d'Angleterre.

Les experts, pour leur part, n’ont pas tari d’éloges à ce propos, s’inclinant bien bas et s’émerveillant devant les tactiques de jeu de l’entraîneur catalan de cette équipe, Pep Guardiola, comme devant la parfaite chorégraphie exécutée par ses joueurs sur le terrain. Mais bizarrement, ce triomphe a laissé le supporter anglais lambda froid. «Man City» a beau gagner haut la main, avoir le meilleur entraîneur au monde et faire évoluer des joueurs d’exception, ce club peine à emballer le cœur du public anglais et ses supporteurs (Noel Gallagher en tête) exceptés, son triomphe semble laisser les gens indifférents.

Serait-ce parce que c’est un club riche ? Rien n’est moins sûr, tous les autres grands clubs anglais ayant de gros moyens financiers. Serait-ce parce que les propriétaires du club, son entraîneur et la majorité de ses joueurs sont des étrangers ? Certainement pas, tous les autres grands clubs anglais appartiennent aujourd’hui à des groupes étrangers ou basés à l’étranger et font appel à des entraîneurs comme à des joueurs étrangers.

En vérité, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, si la mayonnaise ne prend pas entre Man City et les amateurs anglais de foot, c’est parce que cette équipe est parfaite : parce que la regarder évoluer équivaut à contempler la perfection même. Car Man City, on le sait maintenant, gagne toujours logiquement et ne perd jamais que par accident. Et c’est justement ce qui dérange le supporter anglais lambda pour qui le foot est une allégorie de la vie et pour qui une vie sans surprise ne vaut pas la peine d’être vécue ou regardée.

Pour tout dire, les Anglais se méfient de la perfection comme de la peste. Ils auraient voué un culte à l’excellence et à l’efficience qu’ils auraient d’ailleurs fait un tout autre choix en 1940, lorsque le reste du Vieux Continent se pliait à l’efficience de la machine de guerre allemande.

Ce ne sont pas tant les qualités d’exception d’une équipe qui touchent le cœur des Anglais, que sa capacité à les surprendre : l’exploit qui, en déjouant les pronostics, vient récompenser une lutte menée contre l’adversité. Comment expliquer sinon la joie - l’hilarité, même - qui s’était emparée de l’Angleterre il y a de cela trois ans quand Leicester City, une petite équipe donnée à 5 000 contre 1, avait remporté le championnat anglais ?

Or la perfection de Man City rend la surprise - et, partant, l'exploit - impossible. Et sans cela le cœur anglais a du mal à s'emballer. Par-delà le respect et l'admiration qu'il peut avoir pour une équipe qui n'est pas la sienne, un supporteur anglais doit pouvoir entrer en empathie avec elle et, pour cela, espérer et désespérer avec elle, frémir et trembler avec elle, se réjouir et s'attrister avec elle. Ce que la perfection de Man City, comme la Beauté de Baudelaire «rêve de pierre», ne permet point.

En ce sens, on pourrait dire que les experts qui sont aujourd'hui en pâmoison devant les trophées récoltés par Man City, et qui clament haut et fort que cette équipe dominera le foot anglais pour les dix années à venir, la desservent grandement. Comme la dessert sa victoire écrasante par six buts d'écart contre l'équipe de Watford le 18 mai en finale de la Coupe d'Angleterre. Six buts à zéro ! Vraiment ! Contre Watford ! C'eût été contre Liverpool, Tottenham ou Chelsea, passe encore ! Mais contre Watford ! Une équipe disposant de six fois moins de moyens financiers ! Et pourquoi un 6-0, quand un honorable 3-0 aurait amplement suffi et contenté les deux parties ? Pourquoi humilier Watford devant 90 000 spectateurs et les télés du monde entier ? Pourquoi tuer tout suspense à vingt minutes de la fin ? Pourquoi ce manque de retenue, et de magnanimité ? It's not cricket ! Ce n'est pas du jeu !

Il faut cependant croire que, programmée telle qu'elle l'est, cette équipe ne fait plus ce qu'elle doit faire : uniquement ce qu'elle peut faire. Et malheureusement pour le public, comme pour ses adversaires, elle peut aujourd'hui tout, ou presque.

Dans la Charge de la brigade légère de Tony Richardson, un film de 1968, le scénariste fait dire ceci à Lord Raglan, qui commandait le corps expéditionnaire anglais dans la guerre de Crimée, à propos de l'un de ses officiers : «Cet homme sait plein de choses sur l'art militaire. Mais il n'a pas de cœur. Ce sera un bien triste jour que celui où notre armée sera commandée par des officiers comme lui qui sauront très exactement ce qu'ils font. Ça a un relent de crime, n'est-ce pas ?»

Dernier ouvrage paru : la Promesse d'Hector, éditions Les Belles Lettres, 2018.