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Chronique «Historiques»

Cet obscur objet du désir

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Faut-il être latino-américain pour construire une vision cohérente de la culture européenne ? Le Mexicain Octavio Paz savait, lui, coudre ensemble ce que nos histoires s’acharnent à nationaliser.
publié le 29 mai 2019 à 17h46

Dans l’autobiographie qu’il a intitulée le Monde d’hier et qui décrit le siècle qu’il a traversé, l’écrivain autrichien Stefan Zweig se plaint amèrement de la fermeture de l’Europe après la Première Guerre mondiale. Plus question désormais de circuler librement d’un pays à l’autre : l’âge d’or du cosmopolitisme et d’une culture européenne vivante lui semble pour longtemps révolu, le temps où il rendait régulièrement visite au Français Romain Rolland ou au Belge Emile Verhaeren. Zweig avait des raisons d’idéaliser ce monde perdu qui ne sont pas les nôtres. Il s’est battu pour défendre une culture européenne et, désespéré, s’est donné la mort à Pétropolis, au Brésil, en 1942.

La relecture du Monde d’hier incite à poser la question de la culture européenne puisque les programmes des candidats se sont bien gardés d’aborder pareil sujet. Un thème pourtant crucial si l’on veut éveiller chez les populations du continent autre chose que des préoccupations strictement corporatistes, des peurs face à l’autre et à l’avenir, ou pire, face à une prétendue invasion de l’Europe. La gauche n’a guère prêché par l’exemple ! Pourquoi pas offrir une «envie d’Europe» aux électeurs, encore aurait-il fallu réfléchir davantage à ce que peut embrasser cet obscur objet du désir. Opposer «l’Europe des gens» à «l’Europe de l’argent», quand on se réclame d’un parti d’inspiration marxiste, trahit une pensée engluée dans les clichés, sans projet constructeur. Quant à se contenter de la litanie des droits de l’homme pour habiller la culture européenne, c’est esquiver commodément la question.

La culture européenne est complexe car elle est composite par nature, ce n’est ni un patrimoine à recenser sur Wikipédia ni un catalogue de bonnes intentions : elle n’existe que dans la manière dont on parvient à articuler ensemble, c’est-à-dire à métisser les héritages multiples et les énergies créatrices qu’elle accueille. Ce faire et défaire ininterrompu, paradoxalement, c’est loin d’ici, en Amérique latine que j’ai pu l’observer.

Cette culture européenne, je l’ai rencontrée vivante et même jubilatoire chez deux grands intellectuels de cette partie du monde, le Mexicain Octavio Paz et le philosophe brésilien Benedito Nunes. Avec Paz, c’était à Mexico en 1992. L’Académie royale de Belgique souhaitait en faire l’un de ses membres et m’avait demandé de convaincre l’écrivain de se rendre à Bruxelles. Au cours de notre entretien, il rappela au Français né en Flandre que je suis, son admiration pour Verhaeren, pour le peintre André Delvaux ou encore pour le poète Michel de Ghelderode. Dix ans plus tard, à Belém do Pará (Brésil), chez Benedito Nunes, nos conversations me ramenaient nez à nez avec le Portugais Pessoa, avec Baudelaire, Hölderlin ou encore Michel Foucault autrefois passé par l’Amazonie.

Faut-il être latino-américain pour construire une vision cohérente et synoptique de la culture européenne, pour échapper aux ethnocentrismes ataviques et coudre ensemble ce que nos histoires nationales se sont acharnées à nationaliser ou à exclure ? Et ne pas perdre son temps à se demander si Verhaeren, Delvaux ou Ghelderode, tous Flamands et tous d'expression française, sont belges, vlaamse ou français ?

La culture européenne ne s'arrête pas aux frontières de Schengen. A l'instar de ces grands intellectuels latino-américains qui nous donnèrent des leçons d'européanité, des metteurs en scène, des chorégraphes reprennent à bras-le-corps des pans de cette culture et nous enseignent ce que vivre ensemble et partager veut dire. Aujourd'hui, c'est dans le domaine majeur de la création qu'il faut aller chercher le bouillonnement d'un magma culturel, la culture européenne, transformé en source vivante et constante d'interrogations et d'ouvertures. Voyez le Néerlandais Ivo van Hove qui réinterprète à la Comédie-Française deux pièces du grec Euripide, Electre et Oreste, dans la lignée de l'Allemand Richard Strauss qui, avec l'aide de l'Autrichien Hofmannsthal, créait son Elektra en 1903. Même chose quand la Brésilienne Christiane Jatahy s'empare de l'Odyssée pour en extraire ce que le poème d'Homère dit à nos contemporains sur la crise des réfugiés en Méditerranée ou le sombre destin du Brésil. Ou bien lorsqu'elle remet sur le métier un film de Jean Renoir, la Règle du jeu. De la même façon, les interventions du chorégraphe israélien basé à Londres, Hofesh Shechter, dans l'Orphée de Gluck, croisent les fulgurances contemporaines avec un genre européen par excellence, l'opéra, et l'un des chefs-d'œuvre musicaux du XVIIIe siècle. En musique, des artistes tels le chef d'orchestre vénézuélien Gustavo Dudamel, le pianiste brésilien Nelson Freire ou le chef et claveciniste américain William Christie réinsufflent leur énergie débordante à des pièces maîtresses de l'héritage musical européen.

C’est en pensant en particulier à ces Latinos que me vient à l’esprit le caractère absurde et à court terme destructeur des mesures prises par notre ministre de l’Education nationale sous le slogan «Bienvenue en France». En élevant des barrières contre les étudiants extra-européens, notamment africains et latino-américains, encore attirés par la recherche dans notre pays, on favorise le développement d’un climat comparable à celui que Stefan Zweig dénonçait. Et l’on joue complètement à contretemps, à la fois contre notre culture et contre celle de l’Europe.

Cette chronique est assurée en alternance par Serge Gruzinski, Sophie Wahnich, Johann Chapoutot et Laure Murat.