Curieux phénomène : voici un livre dont la réception médiatique invalide, en quinze jours, la thèse qu’il prétend défendre. Mathieu Bock-Côté est un sociologue québécois d’un conservatisme affirmé. Son indiscutable culture politique et sa faconde en ont fait l’étoile montante de la galaxie des «réacs médiatiques» qui hantent désormais les studios. Selon la thèse qu’il expose avec une assurance minérale, la France vit sous la dictature feutrée et invisible du «politiquement correct», imposé par les progressistes qui ont pris le contrôle de la scène médiatique et ont décidé, grâce à leur mystérieuse toute-puissance, de qui serait légitime dans le débat public et de qui le ne serait pas.
Curieusement, cette situation qu'il juge «orwellienne», où une sorte de «Big Brother» bien-pensant est supposé faire la pluie et le beau temps, n'a pas empêché Bock-Côté d'être invité sur la plupart des radios et des télés, y compris dans la matinale de France Inter, temple supposé du «politiquement correct», ou chez Yann Barthès, que la droite identitaire désigne, à tout bout de champ, comme le fourrier d'un cosmopolitisme branché. A lire son livre, on le croirait plutôt retranché dans une forêt profonde ou dans une grotte à flanc de montagne, cerné de toutes parts par la «police de la pensée», traqué par une milice de bien-pensants agressifs, bâillonné par le conformisme étouffant et l'intolérance minutieuse des maîtres censeurs qui régneraient sur le paysage audiovisuel.
Au contraire, Bock-Côté, depuis la sortie de son livre, campe dans les studios, pour clamer à tout vent qu'on l'empêche de parler. Il instruit fort librement le procès d'une société soi-disant tyrannique, qui aurait dû, selon ses propres dires, occulter dès avant sa sortie sa thèse soi-disant sulfureuse. Discours franchement ridicule, en fait : quiconque se penche, avec un peu de bonne foi sur la scène française, constate que la pensée conservatrice y a bien au contraire pris une place nouvelle et envahissante, sinon majoritaire. Peu importe : comme le font depuis des lustres ces publicistes identitaires à la démographie galopante, Bock-Côté se victimise préventivement, de manière à dépeindre ses adversaires non en contradicteurs légitimes mais en censeurs sourcilleux et en dictateurs autoproclamés du logos autorisé, pour ces raisons disqualifiés avant toute discussion.
Dans un chapitre plus intéressant, ce sociologue médiatique déguisé en dissident dénonce hautement la stratégie de victimisation qu'utilisent les porte-parole institués des minorités religieuses ou ethniques, qui dénoncent un «racisme systémique» et une «discrimination d'Etat». Ce qu'il ne voit pas, de toute évidence, c'est que son conservatisme, qui proclame la nécessité de défendre l'identité des populations d'origine face à l'agressivité des minorités, rejoint, en fait, le même discours. Dans les deux cas, il s'agit, non de proclamer des principes communs d'égalité, mais d'exalter une identité particulière, dont on décrète qu'elle est par nature opprimée, l'identité des minoritaires pour les uns, celles des majoritaires pour les autres. C'est ainsi que l'universalisme démocratique, seul moyen logique de fonder un combat efficace contre la discrimination, est attaqué des deux bords : par l'antiracisme racialiste et décolonial à gauche (ou à l'extrême gauche), par l'identitarisme conservateur à droite (ou à l'extrême droite).
Tous se renforcent les uns les autres en s'accordant en fait pour dénigrer les valeurs du progrès et de la République. Mathieu Bock-Côté et ses amis conservateurs fustigent un progressisme qui menace par son abstraction la personnalité historique des peuples ; ses ennemis de la rive opposée fustigent symétriquement le même progressisme, taxé «d'universalisme blanc» et accusé par là de nier la légitimité des cultures minoritaires. C'est ainsi que le mal identitaire se répand dans le débat politique à partir des deux extrêmes, officiellement ennemies, en fait unies dans le même combat contre l'universalisme.