Carnet de bord des élections nationales du 23 février 2019 vues d'Ibadan par Élodie Apard, directrice de l'Institut Français de Recherche en Afrique au Nigeria (IFRA Nigeria) et Clémentine Chazal, associée de recherche à l'IFRA.
34,8, c’est le
taux de participation aux dernières élections générales (présidentielles,
sénatoriales et pour la chambre des représentants) qui se sont tenues le 23
février dernier au Nigéria. D’après l’I-IDEA (International Institute for
Democracy and Electoral Assistante), ce
taux de participation est non seulement le plus bas enregistré
depuis le retour de la démocratie au Nigéria en 1999, mais également le plus faible
parmi toutes les élections récentes qui ont eu lieu sur le continent africain.
De nombreux
facteurs sont responsables de ce faible taux. Parmi eux le report de
dernières minutes des élections (initialement prévues le 16 février), les
problèmes techniques et organisationnels, la mauvaise gestion ou encore
l’insécurité. Pourtant, si l’on en croit l’engouement général qui s’est formé
autour de ces élections et de son slogan, largement repris par les jeunes
nigérians et sur les réseaux sociaux « NigeriaDecides2019 », une
autre lecture est possible. Retour sur cette journée de vote à travers
l’observation de deux bureaux de vote dans la ville d’Ibadan (État d’Oyo, sud-ouest du Nigéria). Ouverture du bureau de vote, École primaire d’Abadina
L’observation du processus électoral, en ce samedi 23 février
2019, débute à l’aube sur le campus de l’Université d’Ibadan. Le bureau de vote
d’Abadina, secteur résidentiel et commercial du campus, est censé ouvrir à
8h. Pourtant, si à 7h30, une trentaine
de personnes est déjà réunie dans la cour de l’école primaire d’Abadina, les
installations et le matériel de vote n’ont pas encore été mis en place. Ils
n’ont même pas été acheminés.
Des femmes discutent, assises, le long d’un muret à
l’ombre, tandis que les hommes se regroupent un peu plus loin. Au fur et à
mesure que le soleil grimpe, d’autres votants arrivent. Un peu avant 9h, il y a
presque 80 personnes dans la cour mais toujours aucun représentant de l’INEC (Independent National Electoral Commission)
en charge de l’installation des bureaux de vote. L’air est sec et la chaleur
pesante, quelques vendeurs de zobo et
de puff puffs sont postés aux abords des
groupes, espérant se faire un pécule en ce jour d’élections.
A 9h10, le minibus de l'INEC s'engage dans la cour de
l'école. Les équipes s'empressent de décharger le matériel électoral : les
tables et les chaises pour les agents électoraux, les isoloirs en kit qu'il va
falloir monter, les blocs de bulletins, les tampons encreurs et les urnes. Il
faut presqu'une heure pour l'installation complète du dispositif mais personne
ne semble surpris, ni contrarié du retard de l'INEC. Après la mise en place, des
queues se forment face aux tables. Les
équipes en charge de l'organisation du scrutin sont composées de deux agents de
l'INEC et de deux volontaires en service civique (National Youth Service Corp dit NYSC), qui commencent par afficher,
sur les bâtiments alentours, les listes des inscrits avec leurs noms et photos.
Les votants déjà présents vérifient alors qu'ils y apparaissent bien. Si le
Nigéria a adopté le système de vote biométrique en 2015, le processus de
vérification des identités se fait en plusieurs étapes dont certaines restent
encore manuelles. Cela commence par les listes papier collées aux murs, dont
les agents de l'INEC possèdent des copies, auxquelles ils se réfèrent
systématiquement. Seuls sont autorisés à voter ceux dont le nom figure sur la
liste et qui disposent d'une Permanent
Voter's Card (PVC). Des Temporary
Voter's Card ont été distribuées en 2018 mais elles ne permettent pas de
participer au scrutin, or de nombreux Nigérians n'ont pas reçu leur PVC à temps
pour pouvoir voter aujourd'hui. En somme, l'identification biométrique et les outils
modernes qui l'accompagnent ne viennent en rien remplacer un système manuel et ne
facilitent pas le processus de vote, mais viennent plutôt ajouter une étape
supplémentaire dans le parcours d'identification du votant et finalement
une manière supplémentaire d'éviter les fraudes.
Le matériel de vote se compose de trois types de bulletins : rouge
pour les présidentielles, noir pour les sénatoriales et vert pour la chambre
des représentants. Après avoir compté le nombre de bulletins de vote dans
chaque bloc, les agents électoraux vérifient le bon fonctionnement des lecteurs
de carte PVC. Ces machines, de la taille d’un terminal de carte bancaire, sont
au centre du dispositif biométrique : chaque votant insère sa carte dans
le lecteur, puis pose le pouce ou l’index sur un petit écran, afin de faire
valider la concordance entre les informations de la carte et les empreintes
digitales associées. Lorsque l’identité du votant est confirmée, celui-ci se
voit remettre les trois bulletins : présentiel, sénatorial et chambre des
représentants, préalablement signés et tamponnés par les agents de l’INEC. Sur
chaque bulletin figurent les logos des partis en lice et en face de chaque logo,
un espace libre pour que le votant puisse y apposer son empreinte digitale,
après avoir passé son doigt au tampon encreur. Les bulletins, ou « Ballot Papers », sont de
grandes feuilles de papier glacé, comportant parfois plus de trente logos de
partis politiques.
Les isoloirs, appelés ici « cubicles », sont en carton démontable et ne sont fermés que
sur trois côtés. Enfin, les urnes sont de grosses boites en plastique
transparentes dont la couleur des couvercles doit normalement correspondre aux
couleurs des bulletins (rouge, vert et noir). Elles doivent officiellement être
maintenues fermées par des scellés pendant toute la durée du vote, mais ce
matin, à Abadina, cette consigne n’est pas respectée.
Le décalage
entre la modernité du système biométrique et le côté rudimentaire du reste du
dispositif est accentué par des irrégularités dans la mise en place du
dispositif : le code couleur pour différencier les scrutins n’est pas
systématiquement respecté et les urnes pour les présidentielles se retrouvent
avec un couvercle vert tandis que celles des sénatoriales ont un couvercle
noir. Personne ne semble remarquer que les ficelles censées délimités l’espace
de vote n’ont pas été installées. La petite équipe de l’INEC, débordée par
cette installation tardive, s’active pour que tout le monde puisse commencer à
voter, même si la confidentialité du vote n’est pas garantie.
Les agents électoraux, INEC et NYSC, facilement
reconnaissables grâce à leurs gilets jaunes et oranges, sont assistés dans leur
tâche de surveillance du scrutin par un agent de sécurité, également posté sur
le bureau de vote. Ce matin à Abadina, il s’agit d’une policière ; elle n’est
pas armée mais veille au bon déroulement du vote, notamment en réprimandant
ceux qui s’approchent trop près d’un isoloir ou perturbent la queue. Il y a d’autres
observateurs officiels : un représentant de la CEDEAO mais aussi une
observatrice accréditée par un consortium d’associations de défense des droits
de l’homme au Nigéria. Identifiable, comme les autres observateurs, par la
panoplie gilet-casquette-badge officiel, elle scrute attentivement les moindres
faits et gestes de l’équipe de l’INEC. Elle n’est d’ailleurs pas la seule à
prêter attention à l’installation et à la mise en place du dispositif de
vote, les représentants de partis – qui disposent eux-aussi de badges
officiels – veillent également à ce que toutes les règles soient respectées et
le processus entièrement transparent. Il y a bien évidemment les agents des
deux partis dominants, APC (All
Progressive Congress) et PDP (People’s
Democratic Party), mais aussi des représentants de plus petits partis tels
que l’ADC ou l’ADP. Une vingtaine de mètres plus loin, un journaliste de la
radio du campus Diamonds FM commente
en direct l’ouverture du bureau de vote.
Au bureau de vote de l’école primaire d’Abadina, il est
10h passées quand le premier bulletin est placé dans l’urne par une dame qui
semble avoir largement dépassé les soixante-dix printemps et qui a attendu,
debout, pendant plus d’une heure avant de pouvoir enfin voter. La procession se
meut enfin et les 1140 individus enregistrés dans ce bureau ont jusqu’à 14h
pour voter.
***
En dehors du
campus de l’Université d’Ibadan, les rues sont désertes, Ibadan n’a jamais été
aussi silencieuse. Le bourdonnement permanent de la circulation et le tumulte
du marché de Bodija se sont tues le temps d’une journée. Le pays retient son
souffle depuis déjà plusieurs semaines pour cette échéance et les radios
locales jouent en boucle des chansons partisanes.
En route vers
le quartier du gouvernorat, plusieurs petits bureaux de votes sont disséminés
le long de la grande avenue Kenneth Dike. De petits groupes de votants
attendant patiemment, sous le soleil et dans la bonne humeur. Les jours
d’élection, personne n’est autorisé à se déplacer en voiture ou même à moto. En
dehors des agents électoraux, des forces de l’ordre et des observateurs
accrédités, tous les déplacements doivent se faire à pied ; d’où le grand
nombre de bureaux de vote, de tailles très variables, qui ont été mis en place
à travers la ville pour permettre à chacun de voter non loin de son domicile.
Vie du bureau de vote, Mosquée Centrale de Sabo
A quelques
kilomètres de l’Université d’Ibadan, le quartier de Sabo – quartier haoussa,
populaire et majoritairement musulman. Ici, les enfants se sont appropriés la grande
rue de la mosquée, d’habitude si encombrée. Une portion de rue est transformée
en terrain de foot, pendant que d’autres gamins s’entrainent à vélos.
A quelques pas
de la mosquée se trouve le premier bureau de vote de Sabo visible depuis la
rue. Celui-ci est encore plus modestement arrangé que celui d’Abadina :
les agents de l’INEC ont profité d’un petit toit de tôle ombrageant une partie
du trottoir pour installer le matériel. Ici, pas de longues queues devant les
tables de vote mais plutôt un flux continu d’individus.
Ici aussi, les
agents des partis jouent les garde-fous contre toute tentative de tricherie ou
de corruption. Lorsque nous arrivons, ils sont regroupés autour d’un membre de
l’INEC car ils ont constaté lors du comptage des bulletins disponibles, la
disparition de près de 270 bulletins pour les listes sénatoriales et dénoncent
une volonté de manipulation du scrutin. Il faut attendre presque 13h pour que
des agents de l’INEC arrivent sur les lieux et remplacent les bulletins
manquants. Les agents des partis s’inquiètent moins du risque d’épuisement du
nombre de bulletins disponibles que d’un risque de magouilles dans le scrutin.
La disparition des bulletins semble toutefois être monnaie courante et se
retrouve dans presque tous les bureaux de vote.
Les NYSC au
point de vote de Sabo Central Mosquée, © Elodie Apard
Un équilibre se crée entre les différents acteurs
présents sur le bureau de vote. Chacun semble prendre son rôle très au sérieux
et souhaite participer au bon déroulement de ces élections. En effet, en plus
des observateurs locaux et internationaux, les agents de partis veillent au bon
déroulement du procédé de vote. Dès que le ton monte, les agents de sécurité
sur place rétablissent l’ordre. Les équipes de l’INEC sont renforcées par des
volontaires NYSC dont le temps et les compétences sont ingénieusement mis à
profit pour cet évènement. Les volontaires NYSC, dans les bureaux visités, sont
en effet très bien organisés ; ils expliquent clairement les procédures à
la foule de votants, restent calmes et patients et se montrent respectueux
envers les votants, quelle que soit leur attitude.
Un rythme s’installe dans le petit bureau de vote de
Sabo : carte d’identité et inscription sur les listes vérifiées,
identification biométrique, bulletins tamponnés et signés donnés aux votants,
installation dans l’isoloir, empreintes apposées, bulletins pliés puis déposés
dans l’urne et au suivant. Le rythme est parfois ponctué par l’ouverture des
urnes (non scellées donc) déjà bien pleines afin qu’un agent de l’INEC puisse
tasser les bulletins. De temps à autre, un votant fait un ‘selfie’ dans
l’isoloir, de manière à ce que son bulletin et son empreinte soient visibles.
Si cette méthode est courante dans le processus d’achat de votes, elle ne suscite
pas de réaction particulière aujourd’hui. Personne ne s’en étonne, ni n’intervient.
Le dispositif
électoral à Sabo Central Mosquée, © Clémentine Chazal
Les irrégularités côtoient cependant une impressionnante
réactivité des agents de l'INEC, ainsi qu'un système globalement efficace.
Ainsi, lorsque le lecteur de carte PVC tombe en panne et que tout le processus
d'identification biométrique est soudain bloqué, le représentant de l'INEC fait
appel au service de dépannage en ligne de l'INEC pour résoudre le problème. Il
réussit, à l'issue d'un échange téléphonique avec la hotline de l'INEC, à relancer
la machine. Ce souci technique aura stoppé les votes pendant à peu près une
demi-heure.
Un homme
photographie son bulletin de vote dans le « cubicle », plusieurs
autres observent © Clémentine chazal
En ce jour
d’élections générales à Ibadan, force est de constater l’efficacité du système
d’identification biométrique, la modernité des équipements électroniques et la
capacité des agents à les faire fonctionner dans un contexte globalement peu
aidant. L’INEC a réussi à mettre
en place un protocole défini, clair, suivi par tous et les irrégularités
observées semblent d’avantage relever du bricolage que de la malveillance.
Pourtant, le caractère aléatoire des procédures, le non-respect des règles
officielles, les libertés prises par les agents et les votants, confèrent encore
au vote un côté « informel ». Mais plus frappant encore est la
détermination des citoyens nigérians, qui se sont déplacés à pied jusqu’à leurs
bureaux de vote et ont attendu, parfois plusieurs heures sous un soleil de
plomb, pour pouvoir exercer leur droit. Au lendemain des élections
parlementaires européennes où les Français ont pu aller voter rapidement, dans
des conditions majoritairement confortables, il semble important de rappeler
les limitations et les difficultés parfois rencontrées pour participer à une
élection dans d’autres parties du monde, et notamment au Nigéria.