La dépression est, semble-t-il, la maladie paradigmatique de la modernité. Ce n’est plus le devoir mais le désir qui nous permet de respirer. Et ce n’est plus la culpabilité mais la panne de notre pouvoir de désirer qui nous rend malades désormais. Mais que faire lorsque cela nous arrive ? Comment retrouver ce pouvoir sublime et fragile ? Voilà la question que Pedro Almodóvar se pose dans son dernier film, Douleur et gloire. Après la mort de sa mère, un réalisateur talentueux n’a plus envie de travailler. Le seul fait d’être en vie devient pour lui une sorte de supplice. Le corps, coupé du désir, est une enveloppe douloureuse qui ne fait que se plaindre d’être là où rien ne vaut la peine d’être vécu. Pour fuir cet enfer, le protagoniste du film fait appel à la drogue. Mais si le désir rend souverain, l’addiction nous soumet à un esclavage plus affreux encore que la dépression. Or, un jour, le réalisateur comprend que son désir, loin d’être mort, s’est en réalité égaré - comme un train qui serait sorti de ses rails. Pour le retrouver, il faut donc remonter le chemin. C’est le premier désir - et non pas le premier traumatisme comme le voudrait la psychanalyse - qui, selon Almodóvar, serait le remède miracle. Le premier désir qui se dérobe à nos consciences avec le même acharnement que le premier traumatisme. Et, une fois retrouvé, le réalisateur guérit, ce qui signifie en substance qu’il sera en mesure de nous donner un chef-d’œuvre comme ceux qu’il a pu tourner il y a plus de quinze ans.
Car il est vrai que, depuis, il nous a accablés de films ratés. Or, pour savoir si la technique thérapeutique d’Almodóvar fonctionne, il faut que Douleur et gloire soit une réussite. C’est donc nous, spectateurs, qui devons dire au réalisateur qu’il est guéri. Mais comment le lui dire alors que ce film est le pire qu’il ait réalisé ? Plus désastreux encore que ses derniers navets. C’est peut-être pour cela que les critiques en France ont été si élogieuses, et qu’Antonio Banderas a reçu le prix de l’interprétation à Cannes alors que son jeu est si peu convaincant que la méthode de guérison de la dépression d’Almodóvar. Tout cela aura des conséquences ravageuses pour le réalisateur. Au lieu de s’arrêter, il continuera de tourner. Tout d’abord, il sera conscient que Douleur et gloire n’aura rien changé, il reprochera aux critiques de l’avoir trompé alors qu’il méritait la vérité. En l’occurrence : «Ton film est nul, tu es un réalisateur qui fut génial autrefois mais ce qui t’habitait alors est définitivement mort et enterré.»
N’est-il pas énorme, le bonheur qu’il nous a procuré avec des films qui ne mourront jamais ? Pourquoi n’aurait-il pas le droit de prendre une belle retraite et de se contenter de vivre sans se forcer à faire ce dont il n’a plus aucune envie ? Et si la sérotonine n’est pas au rendez-vous dans ses flux cérébraux, il vaut mieux un bon Prozac qu’une œuvre sans élan.
Peut-être que la grande erreur des créateurs est de penser que la force qui les habite vient d’eux, d’un capital qui est en eux à jamais. Tandis qu’ils ne sont que les instruments des forces impersonnelles qui s’emparent d’eux et dont ils ne connaissent presque rien. Des forces qui peuvent un jour les abandonner parce que, pour des raisons indiscernables, ils ne sont plus aptes à les porter. Voilà qui n’a rien à voir avec la dépression dont souffre le commun des mortels qui, comme le dit Alain Ehrenberg, est fatigué d’être lui-même. Tandis que les grands artistes finis, comme Pedro Almodóvar, sont obligés d’entamer le cheminement contraire : apprendre à vivre la belle et désespérante vie d’un individu quelconque. Apprendre à vivre la vie nue de ceux qui, n’étant pas touchés par la grâce, sont contraints de la chercher dans la beauté quelconque de l’existence. On ignore si Pedro Almodóvar aura un jour un tel courage ou si, au contraire, il continuera à chercher à nous rendre complices de la mauvaise foi dont il vient de faire preuve dans Douleur et gloire.
Cette chronique est assurée en alternance par Paul B. Preciado et Marcela Iacub.