A en croire Jules Renard, «il ne suffit pas d’être heureux, encore faut-il que les autres ne le soient pas.» Plus d’un siècle plus tard, les économistes qui étudient les déterminants du bonheur individuel ne sont pas loin de lui donner raison : le bonheur de chacun ne dépend pas seulement de ses propres conditions matérielles, mais également de celles des autres, auxquels chacun se compare. Ainsi, je peux être très heureux de rouler en Twingo, jusqu’à ce que mon voisin exhibe une Mercedes flambant neuve, qui fait soudainement apparaître ma petite voiture comme peu réjouissante. Comme l’avait montré Thorstein Veblen, ce sentiment peut jouer dans l’autre sens : le plaisir de posséder une voiture puissante peut être dû au goût pour la conduite d’une grosse cylindrée, mais aussi au fait que celle-ci étant très chère, je signale en la conduisant que je suis riche, cette exhibition de richesse me conférant un statut social envié par d’autres. De tels biens dits ostentatoires obéissent à une logique particulière : pour qu’ils soient attractifs, il faut qu’ils restent chers et réservés par leur prix élevé à ce que leurs acheteurs, comme ceux qui n’en ont pas les moyens, perçoivent comme une élite.
La publicité, lorsqu’elle vante des biens inaccessibles au commun des mortels, peut ainsi avoir un effet négatif sur le bien-être, en suscitant la frustration chez la plupart de ceux qui la subissent ; pire, cette frustration peut être visée par les publicitaires puisque, si l’on en croit Veblen, c’est elle qui renforce la désirabilité du bien pour les plus riches. Il est donc légitime de s’interroger sur le lien entre les dépenses publicitaires et le bonheur des populations.
C’est à cet exercice que se sont livrés quatre économistes, dont un article récent (1) présente les conclusions. Les chercheurs ont exploité des données statistiques très riches, portant sur 27 pays européens, permettant de suivre près d’un million de personnes de 1980 à 2011, en observant en particulier le niveau de satisfaction générale déclaré par chacune des personnes enquêtées. Il est alors possible de voir si cette satisfaction individuelle est affectée par le montant des dépenses publicitaires dans leur pays, exprimé en part de la richesse nationale. En contrôlant par le chômage, le revenu et de nombreuses autres variables socio-économiques, les auteurs mettent en évidence une corrélation forte entre les dépenses publicitaires et le bien-être de la population. Selon leurs estimations, un doublement des dépenses publicitaires est associé à une baisse de 3 % du bien-être ; en soi, une telle variation est difficile à interpréter, mais elle correspond à la moitié du gain déclaré à la suite d’un mariage, ou au quart de la perte de bien-être due à un épisode de chômage : ce n’est pas rien.
Même si les auteurs se gardent bien de déduire de cette corrélation une relation causale, ces résultats viennent renforcer l’intérêt de mieux comprendre comment la publicité affecte non seulement les décisions d’achat, mais aussi le bonheur de ceux qui y sont exposés. Ils viennent également conforter de nombreuses études précédentes qui ont montré que la satisfaction de chaque individu dépend de ce qu’il observe parmi son «groupe de référence», composé des individus auxquels il se compare. Les inégalités au sein de ce groupe de référence sont néfastes, et pas seulement lorsqu’elles sont injustes.
Au-delà de ses enseignements propres, cet article pose également une importante question : à qui se compare-t-on ? La publicité, en tournant notre regard vers les plus riches que nous, vient alimenter notre sentiment d'envie. Mais elle n'est pas la seule à produire cet effet, et on peut soupçonner que des émissions télé montrant ad nauseam les conditions de vie des milliardaires produisent un effet aussi délétère sur le bonheur de ceux qui les regardent.
Quant aux recherches sur les inégalités et sur la perception de ces inégalités, leur pertinence est renforcée par une telle étude. Mais de mauvais esprits pourraient aussi s’inquiéter que ces recherches, lorsqu’elles se focalisent sur le haut de la distribution des revenus et montrent l’indécence de leur augmentation plus rapide que la moyenne, pourraient elles-mêmes abonder ce ressentiment, et alimenter la colère sociale qui, en l’absence de réponse politique, peut devenir éruptive.
(1) Chloe Michel, Andrew J. Oswald, Eugenio Proto et Michelle Sovinsky, «Advertising as a Major Source of Human Dissatisfaction: Cross-National Evidence on One Million Europeans» CEPR Discussion Paper No. DP13532
Cette chronique est assurée en alternance par Anne-Laure Delatte, Ioana Marinescu, Pierre-Yves Geoffard et Bruno Amable.