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Tribune

Ubérisation : est-ce la fin du salariat ?

L’article 20 du projet de loi d’orientation des mobilités, qui revient à l’Assemblée nationale, ne fixe qu’un cadre général pour les employés des plateformes, tels les livreurs, au mépris du droit du travail et de ses protections.
Uber eats, deliveroo, foodora, in France, It is these companies that employ many students. They are courier. Their goal are to distribute food from restaurant at home. Most of the time, they are cyclist. Uber eats, deliveroo, foodora, ce sont ces entreprises qui emploient une grande partie des étudiants. Coursier, leur but est de livrer à domicile des repas qu'ils récupèrent dans des restaurants ; ils sont le plus souvent en vélo, moyen de transport ultime dans les grandes villes. (Benjamin Polge/Benjamin Polge. Hans Lucas)
par Dominique Méda, Pascal Lokiec, professeur de droit à Paris-I Panthéon-Sorbonne et Eric Heyer, enseignant à Sciences-Po Paris
publié le 10 juin 2019 à 18h16

Tribune. Tout sauf le salariat ! Depuis qu'à travers le monde, un nombre croissant de juges requalifient les relations de travail entre les plateformes et leurs travailleurs en contrats de travail, avec pour conséquence l'application du droit du travail et de ses protections (salaire minimum, licenciement, congés, protection sociale…), un vent de panique souffle sur ces entreprises dont certaines menacent purement et simplement de fermer boutique. Il faut dire que toutes ou presque fonctionnent sur un business model construit pour éviter le salariat, quitte à exiger impérativement au moment du recrutement que les travailleurs exercent en tant qu'indépendants. Est-ce une raison pour brader la protection de travailleurs qui sont pour beaucoup en situation de dépendance économique vis-à-vis de la plateforme, et signent avec elle ce que le code civil appelle désormais un «contrat d'adhésion ?» Un contrat dont les conditions sont définies unilatéralement par l'une des parties, installant le travailleur dans une insécurité financière permanente.

Du côté du gouvernement, on a bien compris l’impératif de protection des travailleurs des plateformes, tout particulièrement de ceux exerçant pour des «plateformes de mobilité» pour lesquelles les enjeux de protection sont particulièrement élevés. En souffrance parce que soumis à des conditions de travail précaires et dangereuses, un livreur qui intervient sur la voie publique, et plus encore un chauffeur de VTC qui transporte des passagers, exposent leur santé et leur sécurité mais aussi celles des autres.

Le texte de l’article 20 du projet de loi d’orientation des mobilités, qui revient en débat à l’Assemblée nationale après sa suppression par le Sénat, est gravement insuffisant en termes de protection des travailleurs.

Première limite, il n'accorde aux travailleurs des plateformes aucun droit concret en termes de santé et sécurité, de rémunération, de temps de travail, de protection sociale, etc. Le texte se contente d'obliger la plateforme à aborder des thèmes (prix, conditions de travail, risques professionnels, etc.), à informer les travailleurs sur les conditions d'exercice de leur activité et à mettre en place des indicateurs, sans jamais qu'un contenu minimum soit fixé, à part un droit à déconnexion et un droit au refus d'une course. Typiquement, sur la rémunération, le texte énonce que les travailleurs ont droit à «communication» du prix minimum garanti, et que la charte doit prévoir «les modalités visant à permettre aux travailleurs d'obtenir un prix décent». Mais la plateforme est libre, au final, du montant ! Rien ne l'empêchera donc de payer son chauffeur en dessous du Smic horaire brut (10,03 euros), sans congés payés, ni majoration des dimanches et jours fériés. Le fait que la charte soit homologuée, comme le prévoit la dernière mouture du texte, n'y changera rien puisque le contrôle de l'administration sera purement formel en l'absence de toute exigence de contenu fixée par le législateur. En adoptant le modèle de la charte, le dispositif proposé est au final l'archétype du droit «mou», celui qui se contente de fixer un cadre très général (des indicateurs, des obligations d'information, des chartes) et renonce à imposer aux acteurs, en l'occurrence les plateformes, une ligne de conduite.

Deuxième limite tout aussi criante, la charte est facultative et, plus encore, élaborée unilatéralement par la plateforme avec le risque d’une course au moins-disant social. En l’absence de règles impératives, les plateformes vont être tentées de fixer les garanties au plus bas, notamment en termes de rémunération, pour pratiquer des prix attractifs et gagner des parts de marché. A tout le moins fallait-il prévoir, plutôt qu’une charte, un véritable accord collectif, qui devrait sans doute être conclu au niveau du secteur d’activité plutôt que des entreprises, ce qui supposerait de s’attaquer à la question de la représentation collective des travailleurs des plateformes et de leur accès à la négociation collective. La question semble devoir être renvoyée à une future et éventuelle ordonnance !

En tout état de cause, on ne saurait admettre que lorsque les conditions du salariat sont remplies, les travailleurs des plateformes en soient exclus. Le travailleur qui n'a pas le droit de créer sa clientèle (interdiction de garder les coordonnées du client), qui n'a aucun pouvoir de décision sur le prix de la course, qui travaille sous le contrôle (géolocalisation notamment) de la plateforme, qui peut être sanctionné par une déconnection forcée, est et sera toujours un salarié. Or, la formulation de l'article 20 est telle qu'elle pourrait limiter la possibilité pour les travailleurs de demander la requalification de leur relation en contrat de travail : «L'établissement de la charte et le respect des engagements pris par la plateforme […] ne peuvent caractériser l'existence d'un lien de subordination juridique entre la plateforme et les travailleurs.» Plus ambigu, on ne peut pas faire !

Ne cédons pas aux sirènes de ceux qui, pour promouvoir leur business model, nous présentent le salariat comme un reliquat du vieux monde ! Sourde à ces sirènes, l'Assemblée de Californie vient d'ailleurs d'acter que pour pouvoir recruter un travailleur en tant qu'indépendant, les plateformes devront prouver qu'il est hors de tout contrôle de l'entreprise, qu'il exerce une activité qui n'est pas le cœur de l'entreprise et qu'il a un business indépendant dans le secteur d'activité considéré. Le droit français est d'ores et déjà plus favorable aux plateformes puisqu'au contraire de ce que prévoit l'Assemblée de Californie, le travailleur français inscrit comme autoentrepreneur est présumé indépendant. La France s'oriente, de manière certes plus ciblée que ses voisins allemand, espagnol et italien qui ont créé des protections applicables à l'ensemble des travailleurs économiquement dépendants, vers la création de zones grises entre salariat et travail indépendant. Un chemin semé d'embûches vu les risques de glissements opportunistes du salariat vers ces zones grises, que le dispositif prévu pour les plateformes de mobilité n'ouvre pas de la meilleure des manières !