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Interview

Anna Tsing : «Fabriquer des mondes n’est pas réservé aux humains, les histoires entre espèces sont entremêlées»

A l’image des matsutakes, ces champignons qui ne poussent que sur les sols dégradés par l’activité humaine, l’homme doit s’allier avec d’autres êtres vivants pour espérer survivre. L’anthropologue américaine s’intéresse aux interstices et recoins du capitalisme, dont nous sommes peut-être moins dépendants que nous le pensons.
(Dessin Simon Bailly )
publié le 14 juin 2019 à 17h26

Son livre a eu le parcours d’un mycète. Autrement dit d’

, ces êtres étranges, ni végétaux ni animaux, qui se propagent l’air de rien et s’enchevêtrent à d’autres êtres vivants pour mieux grandir. Paru en France il y a deux ans, vendu à 6 500 exemplaires,

le Champignon de la fin du monde, sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme

(éd. la Découverte) rassemble toujours des lecteurs conquis autour des débats qui lui sont consacrés, comme au centre Pompidou ou au festival la Manufacture des idées, il y a encore deux semaines. Soutenu par la philosophe américaine Donna Haraway, salué par Bruno Latour et Philippe Descola, préfacé pour son édition française par Isabelle Stengers, l’ouvrage de l’Américaine Anna Tsing continue à égrener ses spores et à séduire. Dans ce beau livre - presque poétique -, l’auteure, professeure d’anthropologie à l’université de Californie à Santa Cruz et à celle d’Aarhus au Danemark, suit la trace du matsutake. Ce champignon à la drôle d’odeur, et dont les Japonais raffolent, a la particularité de ne pousser que sur les sols dégradés par l’activité humaine. On dit que le premier être vivant à émerger des décombres d’Hiroshima était un matsutake. Anna Tsing retrace son chemin, des forêts de l’Oregon, où des cueilleurs à la vie précaire le dénichent, jusqu’au Canada, en Finlande ou au Japon. Et fait de ces champignons la métaphore d’un monde abîmé où tous les êtres vivants, humains ou non, devront apprendre à survivre et s’entraider. Anna Tsing dit qu’elle a la

«fièvre»

du matsutake, qu’elle a appris à pister à plat ventre, le nez au ras des feuilles. Grâce à eux, écrit-elle,

«je sais qu’il y a encore des plaisirs au sein des terreurs de l’indétermination»

.

Certains considèrent que le monde risque de s’effondrer à très court terme - on parle même en France de collapsologie. Vous qui avez écrit un livre «sur la possibilité de vivre dans les ruines», êtes-vous si pessimiste ?

Tous les signes qui nous parviennent convergent : la question de savoir si le monde continuera à être un espace viable pour les êtres humains se pose désormais. La survie sera-t-elle possible dans des océans colonisés par le plastique ou sur les sols radioactifs empoisonnés pour des générations ? Mais il y a toutes sortes de ruines. Celles auxquelles je m'intéresse sont des ruines vivables, ce qu'on devrait peut-être appeler, à l'image de mon collègue Zachary Caple (1), des «fragments d'holocène» [l'holocène est la période géologique qui s'étend sur les 10 000 dernières années, ndlr]. Sur ces lambeaux de l'holocène, des arbres parviennent encore à pousser, nous continuons à cultiver. L'importance de prêter attention aujourd'hui à ces écologies issues de la perturbation, c'est qu'elles donnent parfois naissance à des espèces férales [espèces domestiques retournées à l'état sauvage] ou à des collaborations inédites entre espèces qui nous montrent de nouvelles voies pour survivre dans un monde abîmé.

C’est ce que vous appelez la «troisième nature» ?

J’appelle «seconde nature» les transformations que le capitalisme a infligé à l’environnement. La «troisième nature», c’est ce qui parvient à vivre malgré le capitalisme - mais, pour la voir, il faut regarder dans les marges et les interstices. Elle naît de nouveaux agencements entre espèces, d’enchevêtrements, de contaminations.

A l’image des matsutakes, ces champignons auxquels vous avez consacré votre livre ?

Tous ceux qui ont tenté de domestiquer le matsutake, de le cultiver en plantation ou même en laboratoire, ont échoué. Le matsutake ne pousse qu’en compagnie d’un arbre, souvent dans les racines des pins rouges, et lui donne en retour des nutriments sans lesquels celui-ci ne pourrait croître. C’est un champignon fascinant pour le mode de vie qu’il promeut, qui tient de la survie collaborative, de l’interaction entre espèces, du bénéfice mutuel. Il a également une odeur très à part, c’est elle qui a fait son succès auprès des Japonais… quand on apprend à l’aimer, elle est superbe.

Certains parlent plutôt d’un parfum de pourriture !

Les premiers savants occidentaux qui ont rencontré ce champignon décrivaient en effet une vilaine odeur ! Mais le premier poème japonais où le matsutake apparaît, au VIIIe siècle, célèbre déjà son parfum. Ce champignon est né dans les régions japonaises déboisées pour construire les temples et se chauffer. Ce sont les perturbations induites par l'activité humaine qui lui ont permis de croître. A la place des arbres abattus, les pins rouges, qui ne peuvent survivre dans les forêts épaisses, ont poussé, et avec eux les matsutakes. A l'époque Edo, c'est un cadeau précieux au sein de l'élite, puis il est devenu de plus en plus commun. Mais après la Seconde Guerre mondiale, les Japonais ont préféré le fuel au charbon de bois et beaucoup de fermiers sont partis vivre en ville. Les forêts ont été délaissées, les grands arbres feuillus ont repris leurs droits et les pins rouges n'ont pas survécu. Les matsutakes non plus. Leur prix se sont alors envolés. Ce champignon pousse désormais en dehors du Japon, comme dans les forêts déboisées de l'Oregon, aux Etats-Unis.

Vous décrivez les campements des cueilleurs de l’Oregon comme un monde à part.

Dans ces campements coexistent des vétérans de la guerre du Vietnam fuyant leurs cauchemars, des «traditionalistes» tournant le dos à la vie urbaine, des réfugiés laotiens ou cambodgiens… Leur vie est précaire, mais la cueillette du matsutake leur assure un revenu et, surtout, ils la vivent comme une passion. Ils se sentent libres, alors même que la liberté a une signification très différente pour chacun d’entre eux : recréer une vie villageoise, vivre loin du communisme, etc. Ils vivent à la marge de la société, mais ils sont aussi intégrés à la mondialisation : ils vendent leur récolte à des grossistes qui l’enverront dans des entrepôts à Vancouver avant de rejoindre le Japon… Les cueilleurs de l’Oregon sont à la fois en dedans et en dehors du capitalisme. Contrairement aux critiques classiques d’Antonio Negri ou Michael Hardt qui présentent le capitalisme comme un rouleau compresseur ne laissant rien subsister en dehors de lui, je pense qu’il faut déporter notre regard pour s’intéresser à ce qui se passe à côté, dans les interstices et les recoins du capitalisme. Cela permet de réaliser que nous vivons déjà, en partie, en dehors du capitalisme. Et que nous en sommes peut-être moins dépendants que nous le pensons.

Le parfum des matsutakes vous évoque «la tristesse perceptible après un été fécond». Ce champignon est-il une métaphore de notre monde qui croit de moins en moins aux promesses du progrès ?

Les matsutakes sont une formidable ressource narrative pour raconter nos vies. Mais l’histoire de ces champignons qui parviennent à renaître sur des sols abîmés n’est pas une métaphore pour dire que pour nous aussi, à la fin tout ira bien. Certains lecteurs ont interprété mon livre comme une promesse d’espoir. Ce n’était pas mon but. Je voulais montrer que dès lors que nous ne pouvons plus croire à l’optimisme porté par le grand récit du progrès, le mieux que l’on puisse faire, c’est espérer des lieux viables et se débrouiller pour vivre. Face à l’optimisme de ces lecteurs, et pour montrer que les matsutakes ne représentent pas le seul visage de la vie dans les ruines, je me suis lancée dans une nouvelle recherche, cette fois sur les champignons pathogènes qui causent des maladies chez les plantes et les animaux. Ils s’adaptent terriblement vite aux conditions de l’anthropocène, et notamment aux monocultures. Ils sont le pendant des matsutakes, l’autre face de la «troisième nature».

A l’opposé du matsutake, la culture de la canne à sucre est pour vous le symbole de la face noire de la modernité. Pourquoi ?

Les champs de canne à sucre plantés par les Européens dans le Nouveau Monde sont une image clé pour comprendre le modèle sur lequel se sont développées plus tard les métropoles européennes, les usines… et plus généralement l’idée de ce que devait être la relation des hommes à la nature. L’homme devait être le maître absolu de son environnement. Esclaves, plantes… tout être vivant - humain ou non - devenait une ressource déplaçable et interchangeable qu’il fallait aligner et réguler, à l’image de ces cannes plantées bien régulièrement.

Vous parlez même de «plantatiocène» ?

Ce terme a émergé d’une discussion publique sur l’anthropocène avec la philosophe et biologiste Donna Haraway. Je parlais des plantations de cannes à sucre comme modèle du monde moderne et elle a inventé ce mot. A ma surprise, les gens ont commencé à le reprendre. Il dit bien comment la monoculture a modelé nos affects et la manière dont nous regardons la nature : une seule espèce de plante reproduite encore et encore, toutes les autres formes de vie devant être tuées à coup d’herbicides et de pesticides. Comme s’il était possible que chaque espèce vive indépendamment l’une de l’autre. Le matsutake, à l’inverse, ne peut être domestiqué, vous ne savez pas où ni quand il surgira et il ne peut pas vivre sans relation avec d’autres espèces. Nous devons désormais réapprendre de ces relations interespèces. L’homme lui-même n’a rien d’un être totalement autonome.

Sa survie passe par une collaboration avec d’autres espèces ?

Nous devons aller chercher des alliés dans des sphères inhabituelles, prêter attention aux petits surgissements, comme la pousse des matsutakes dans des lieux sinistrés, à ces irruptions qui sont peut-être plus politiques qu'on est habitués à le penser. C'est ce que j'appelle les «communs latents» : des alliances temporaires mobilisées dans une cause commune. Fabriquer des mondes n'est pas réservé aux humains et les histoires des différentes espèces se sont toujours entremêlées. Certains scientifiques évoquent l'histoire de ces plantes, régulièrement écrasées sous les pattes des éléphants, qui ont su développer une capacité à renaître dans l'empreinte de ces grands animaux. Mais il y a aussi des illustrations bien plus sombres de cette histoire interespèces. Les moustiques qui transmettent aujourd'hui le zika ou la fièvre jaune sont venus d'Afrique vers le Nouveau Monde, au XVIIe siècle, dans la soute des bateaux chargés d'esclaves. Ils se sont très vite habitués à l'homme et sont restés à proximité des villes. Ils savent aussi aujourd'hui évoluer pour résister aux insecticides. Les histoires humaines et non humaines n'ont en réalité jamais été séparées. Même une science comme la biologie commence aujourd'hui à explorer ces liens, et c'est très excitant ! Alors que jusqu'au XXe siècle, la génétique s'appuyait sur l'idée que toute espèce était une unité autonome - vous pouviez être un prédateur ou une proie, mais les espèces n'interagissaient pas autrement - la biologie écologique du développement, par exemple, explore désormais les interactions. Chaque espèce n'est plus perçue comme une réplication du même, encore et encore. Sciences naturelles et sciences humaines doivent aujourd'hui davantage se croiser pour créer de nouveaux récits.

(1) Anthropologue à l'université de Californie à Santa Cruz et auteur d'une thèse Holocène in fragments, Zachary Caple a notamment étudié comment les paysages de Floride ont été transformés par l'industrie des fertilisateurs au phosphate.

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