Si les papiers d’identité servent aux Etats à faire usage d’une violence «légitime» contre les personnes (à les expulser, à les emprisonner… même à les assassiner dans certains régimes), ceux qui les falsifient minent cette légitimité et attaquent ce pouvoir. Certes, cela ne suffit pas à renverser des dictatures meurtrières ou à changer des lois iniques. Mais, à la différence des héros qui livrent des batailles contre les régimes criminels, qui risquent non seulement leurs vies mais aussi celles des autres, les faussaires sont des préservateurs. A leurs yeux, chaque vie humaine est le bien le plus précieux. Comme si, au milieu de ces hécatombes dans lesquelles vivre et mourir se confondent, ils étaient là pour nous rappeler que l’existence terrestre, y compris celle des bourreaux, est un miracle. Il est vrai que l’on ne saurait pas dire cela de tous les faussaires. Certains le font pour de l’argent et ils ne sont que des mercenaires. Mais d’autres s’y risquent pour sauver des vies. Ces derniers ne le font souvent que pendant des courtes périodes pour ne pas gâcher, en sauvant leurs semblables, le temps qu’ils ont à vivre.
C'est pourquoi le parcours d'Adolfo Kaminsky - auquel les éditions Cent Mille Milliards consacrent un ouvrage bouleversant, Adolfo Kaminsky. Changer la donne, avec des textes d'Elisabeth de Fontenay, de Sophie Cœuré et d'Amaury Da Cunha - est si singulier. Né à Buenos Aires en 1925 de parents juifs russes ayant fui les persécutions tsaristes, Kaminsky arrive en France dans les années 30. Pendant l'Occupation et alors qu'il n'était qu'un adolescent, il apprend le métier de faussaire qu'il exerce avec un talent incomparable. En plus d'avoir sauvé des milliers de Juifs condamnés par l'hitlérisme, il continue d'exercer ses talents pendant trente ans pour les victimes d'autres persécutions iniques. Pour les émigrés juifs que les Britanniques empêchent d'entrer en Palestine après la guerre, pour les Algériens qui luttent contre le pouvoir colonial, les Sud-Africains qui se battent contre l'apartheid, les soldats américains qui refusent de combattre au Vietnam. Mais aussi pour les victimes des dictatures d'Amérique latine et d'Europe, comme celles de Franco ou Salazar.
Pendant ces décennies de falsifications, Kaminsky a dû renoncer à gagner sa vie convenablement, à avoir une vie familiale normale, mais surtout à rendre public son talent de photographe afin de ne jamais attirer l'attention sur lui. «Adolfo Kaminsky. Faussaire et photographe», l'exposition parisienne qui lui est consacrée au musée d'Art et d'Histoire du judaïsme, en parallèle avec le livre Changer la donne, nous permet d'admirer certaines de ces photographies poétiques et mélancoliques dans lesquelles Kaminsky tente de préserver de l'oubli la beauté fragile du monde. Or, si sa fille n'avait pas décidé de publier, il y a dix ans, une première biographie sur son père, si elle ne l'avait pas poussé à sortir ses photos de ses armoires, la vie extraordinaire d'Adolfo Kaminsky n'aurait été connue que d'un cercle restreint de personnes. Et sûrement, cela n'aurait en rien contrarié ce faussaire. A la différence de la plupart des personnes qui habitent cette planète, Kaminsky ne chercha ni les honneurs ni la «reconnaissance» de ses semblables. C'est devant le tribunal de sa conscience seule qu'il s'est toujours cru redevable. Une conscience qui, elle, n'a jamais admis la moindre falsification.
C’est grâce à l’existence de ces «martiens éthiques» comme Kaminsky que l’on se dit que, peut-être, un Dieu dont on ignore la nature aura pitié de notre affreuse espèce et qu’il ne nous condamnera pas à disparaître. Parce que des personnes comme Kaminsky rachètent les criminels, les salauds, les indifférents. Ce Dieu se dira que si des individus comme ce faussaire sacrifient leur existence à préserver la vie de leurs semblables, c’est que ces vies doivent avoir quelque chose de miraculeux, qui méritent toujours et en dépit de tout qu’on leur accorde une seconde chance.
Cette chronique est assurée en alternance par Paul B. Preciado et Marcela Iacub.