Le capitalisme est l'ennemi de la planète, il est prédateur et se soucie comme d'une guigne de justice sociale. Cette idée, souvent juste, est largement répandue dans les cercles militants verts, rouges ou roses. Seulement voilà : le capitalisme ou, plus exactement, l'économie de marché, ne va pas s'évanouir comme un mauvais rêve, ni disparaître par l'effet magique d'un grand soir écologique ou socialiste. Mieux : aucune des organisations politiques hostiles au tout-marché et à l'hégémonie de la finance ne prévoit sa disparition. Même La France insoumise, la plus radicale, prône non une «collectivisation des moyens de production» à l'ancienne, mais se réfère à une «économie mixte» où le marché occupera par définition une place éminente. Dans ces conditions, l'entreprise privée, même dans un cadre plus juste et plus écologiste, continuera de régir pour une grande partie la vie de travail des Terriens, et donc la vie tout court. D'où l'importance cruciale de son mode d'organisation, de sa culture, de ses principes d'action et de direction.
Depuis les années 80, une vision dogmatique s’est imposée dans ce domaine : le rôle de l’entreprise se résume à la satisfaction de ses actionnaires, son critère de réussite est strictement financier, il est mesuré par son taux de profit qui est censé refléter le taux de satisfaction de ses clients. Tout le reste est littérature socialisante et bien-pensante. Diffusée à toute la planète, cette conception a produit de grands progrès matériels, mais aussi des ravages sociaux et environnementaux. Dans un système de concurrence et de propriété privée, peut-il en être autrement ? La question commande en grande partie l’avenir. Il est donc intéressant d’entendre la réponse d’un praticien, lui-même chef d’entreprise, qui croit à une autre forme d’entreprise. Pascal Demurger, directeur de la Maif, mutuelle des instituteurs et de bien d’autres sociétaires, est un patron. Pas tout à fait comme les autres : chef d’entreprise mutualiste, il n’est pas désigné par des actionnaires mais par les clients de la mutuelle, les sociétaires, qui élisent des délégués, qui élisent eux-mêmes une direction. Point de capital, et un profit qui est redistribué sous forme d’investissement ou de ristourne sur les contrats d’assurance, principe de base du «tiers-secteur» mutualiste, qui joue le jeu du marché mais pas celui du capital. Pour lui, l’affaire est pliée : l’entreprise du futur sera politique. Pas seulement sociale ou écologique, mais politique. Ou bien elle sera contestée, honnie et bientôt paralysée par une révolte générale.
Il s'agit bien sûr d'un plaidoyer pro domo. Proposant un nouveau modèle, le patron de la Maif donne son entreprise en exemple, décrivant par le menu les innovations bienfaisantes qu'elle a mises en œuvre. Tout cela mérite vérification par l'enquête. Mais enfin l'auteur a obtenu de Nicolas Hulot qu'il préface son livre, ce qui lui donne un certain crédit ; et surtout, il y a là une collection d'idées nouvelles, d'exemples concrets qui méritent qu'on s'y arrête pour réfléchir à l'économie de marché de l'avenir, soumise à la contrainte écologique et vouée, autant qu'à la demande des clients, à la satisfaction de ses salariés et à un souci d'intérêt général. Ainsi, la Maif se définit comme une «entreprise de mission», selon le nouveau label défini à la suite du rapport Notat-Senard sur la vocation sociale et écologique de l'entreprise.
La Maif a mis en place une panoplie de mesures vertes : incitation à éviter le transport automobile pour les trajets bureau-domicile, par la subvention systématique des autres moyens de transport, bâtiments à émissions zéro, papier recyclé, suppression des objets plastiques à usage unique, gestion des déchets, etc. Mais elle agit surtout sur son environnement. Prenant en charge quelque 300 000 véhicules accidentés par an, elle privilégie la réparation à l’aide de pièces anciennes prises sur des voitures usagées, mais toujours utilisables, instaurant une économie circulaire des pièces détachées. Collectrice d’épargne, elle investit pour l’essentiel dans les énergies vertes et les entreprises elles-mêmes responsables et sociales. Elle refuse d’emprunter aux pays où les droits humains sont bafoués. Elle a vendu ses titres Bayer quand l’entreprise a été rachetée par Monsanto, elle met ses développements numériques en open source, etc.
Le mode de gestion est à l’unisson. Mesure symbolique : la direction des ressources humaines a été rebaptisée «direction des richesses humaines». Les décisions, dit Demurger, sont prises selon plusieurs critères, l’efficacité, bien sûr, pour les clients et l’entreprise, mais aussi la satisfaction des salariés eux-mêmes, qui comporte à la fois responsabilité, délégation et exigence, qu’il voit comme une condition de la réussite et l’un des éléments clés de la «mission» de la Maif.
Expérience isolée, menée par des francs-tireurs, dira-t-on. Pas vraiment : l’ensemble du secteur mutualiste tend vers cette direction, avec des hauts et des bas, des échecs et des succès, mais selon une intention qui n’est pas douteuse. Impossible à généraliser dans un monde de concurrence féroce où le patronat regimbe par réflexe à toute contrainte supplémentaire ? Pas sûr : Demurger propose d’étendre le mouvement à l’ensemble de l’Europe, grâce à l’instauration d’un label unique «société à mission» dans toute l’Union, qui deviendrait une référence et une préférence pour les consommateurs et pour les pouvoirs publics, qui les encourageraient en priorité. Utopie ? Pour l’instant oui. Mais aussi perspective utile pour dégager un modèle économique européen qui se distingue du capitalisme anglo-saxon. Un modèle que toute gauche digne de ce nom devrait inclure dans ses projets.