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Libération
TRIBUNE

Claude Lanzmann et «les Temps modernes»

Lanzmann est mort il y a un an jour pour jour. On a beaucoup parlé du cinéaste et écrivain, assez peu de l’intellectuel et directeur de revue. Celle qu’il a dirigée pendant trente ans est en passe de disparaître.
Claude Lanzmann, en mai 2013, à Paris. (Photo Fred Kihn )
par le comité de la revue, «les Temps modernes»
publié le 4 juillet 2019 à 17h06

Tribune. Il y a tout juste un an, dans ce qui deviendrait - nous ne le savions pas encore - l'avant-dernier numéro des Temps modernes (TM), nous disions adieu à notre directeur. Depuis, nous avons appris que la disparition de Claude Lanzmann devait entraîner ipso facto celle de la revue, selon Antoine Gallimard, propriétaire du titre. Conclure du décès d'un homme à la vanité d'une œuvre collective et transgénérationnelle, c'est commettre un grave malentendu sur le sens même de cette incarnation. Un de plus. Car les malentendus sur Lanzmann et les Temps modernes sont nombreux. Que ce triste anniversaire soit l'occasion d'en dissiper quelques-uns.

On a beaucoup parlé de Lanzmann le cinéaste et l'écrivain, assez peu de l'intellectuel. C'est qu'en France ce mot désigne une figure du pouvoir. Or, il n'a jamais été un homme de pouvoir, il n'a pas utilisé la revue comme une canonnière au service d'une ligne idéologique. Contrairement à d'autres publications, qui défendirent telle le libéralisme, telle la deuxième gauche, telle le néorépublicanisme, souvent en appui aux virages des politiques publiques de l'Etat français, les Temps modernes sont restés fidèles à la vocation que lui avaient donnée Sartre et Beauvoir : pas de ligne, une méthode. A-t-on vu Lanzmann aller sur les plateaux de télévision, plaider, mois après mois, année après année, une orientation idéologique prévisible ? Non : il intervenait sur des points singuliers, des colères, des engouements, des analyses, des intransigeances.

Cette figure de l'intellectualité qu'il a incarnée à la direction des Temps modernes ne satisfait pas aux conditions de ce qu'il est convenu d'appeler le débat public, affamé de clivages binaires et de porte-étendard rhétoriques. Mais n'est-il pas vital de se souvenir qu'on peut comme Lanzmann à la fois lutter pour l'indépendance de l'Algérie et prendre fait et cause pour l'Etat d'Israël ? Les militants des «études postcoloniales» connaissent-ils l'indéfectible admiration qu'il eut toujours pour Frantz Fanon, son ami, à qui il fit rencontrer Sartre et qui le chargea de convoyer les manuscrits des Damnés de la terre à Maspero ? Contrairement à ce qu'on entend souvent, son soutien à Israël ne signifiait pas qu'il approuvât les politiques d'occupation et d'expansion menées par la droite et l'extrême droite israéliennes. Rappelons qu'il fut, en 1967, l'artisan d'un énorme numéro des TM intitulé le Conflit israélo-arabe, où, pour la première fois, Arabes et Israéliens acceptaient de publier sous une même couverture ; qu'il écrivit, bien plus tard - peu après le décès d'Arafat -, un article intitulé : «Ariel Sharon, Mahmoud Abbas : le même courage» ; et publia aussi, pour les 60 ans d'Israël, un double numéro spécial peu indulgent pour la politique du gouvernement de l'époque.

La question israélienne n'est pas seule concernée. Jamais il ne consentit à se joindre au blâme universel dont le communisme fait l'objet. Non qu'il fût aveugle aux crimes qui se commirent en son nom. Mais il rappelait que le Parti communiste, c'était aussi pour lui celui des maquisards avec qui il combattit pendant l'Occupation. Un vécu, donc, contre une généralité. Bien loin des œillères dogmatiques qu'on lui prête parfois, il était capable de spectaculaires autocritiques, comme celle qu'il s'infligea en 2011 à propos des harkis, déchiquetant à belles dents un texte de sa jeunesse militante sur ceux qu'il avait appelés alors «les chiens de Papon». Qu'on songe encore, tout dernièrement, aux éloges qu'il adressa, au mépris d'une supposée orthodoxie de l'«irreprésentable», au film de László Nemes, le Fils de Saul, et à l'admiration qu'il professait pour Quentin Tarantino.

Cette figure de l'intellectualité qu'il incarnait à la tête des TM, Lanzmann la voulait guidée par un «cap de non-infidélité» à Sartre et à Beauvoir. C'est toute une expérience historique qui se transmet à travers les revues. Celle qui s'était cristallisée dans les Temps modernes précédait Lanzmann et avait vocation à continuer au-delà de lui. Antoine Gallimard, dans la tribune du Monde par laquelle il assume d'y mettre fin (du moins dans sa forme historique), compare la situation de la revue à celle de la collection «L'un et l'autre», dirigée par J-B. Pontalis, interrompue au décès de celui-ci. Comparaison sans raison : la collection de Pontalis ne lui avait pas été transmise ni n'était œuvre collective, il n'en était pas le gardien mais le créateur. Certes, il arrivait que, pour se venger de l'insigne injustice d'avoir à mourir, Claude rêvât d'entraîner dans sa tombe la revue, mais aussi les éditions Gallimard et d'ailleurs la terre entière. Mais il avait voué sa vie à la transmission : à rendre impérissable la parole de témoins qui ne l'étaient pas. Et il nous avait transmis les Temps modernes ; précisément pour cela, les dernières années, il ne les dirigeait que de loin et se consacrait au cinéma. Cet arrêt brutal, il l'aurait éprouvé comme une seconde mort.

Il avait cru nous en prémunir par un document notarié daté du 19 juillet 2013 consacré entièrement à ses volontés au sujet de la revue. En ce jour, nous ne pouvons mieux faire que de lui laisser la parole : «J'ai répété à l'envi, outrageusement fier de ma formule, "le temps pour moi n'a jamais cessé de ne pas passer", qui marquait tout à la fois sa suspension très réelle dans ma vie et son écoulement inéluctable. Mais l'inéluctable l'emporte haut la main, l'heure approche et comme j'ai aimé à la folie la vie et ses œuvres, en particulier la revue les Temps modernes, dont, après Sartre et Simone de Beauvoir, j'assume la direction depuis vingt-cinq ans, le destin de cette publication m'importe grandement. Je souhaite que la revue continue d'exister après moi et qu'elle maintienne à l'égard des fondateurs ce que j'ai appelé un "cap de non-infidélité", je fais toute confiance à Antoine Gallimard pour qu'il persiste à la soutenir et à lui permettre de demeurer une des plus originales et prestigieuses revues françaises. Je demande qu'à mon décès Juliette Simont me succède en tant que directrice.»

Le droit, malheureusement, ne protège pas un collectif comme le nôtre, uni par ce lien immatériel qu'est la transmission d'un héritage spirituel. Il nous revient donc de trouver le moyen de poursuivre, sous une autre forme, la tâche des TM : articuler l'intelligence à l'action dans l'urgence d'un temps commun. Aujourd'hui, cher Claude, nous ne te disons pas adieu. Nous te disons notre détermination à faire vivre ce que tu nous as transmis, l'esprit des Temps modernes.

Le comité de la revue Temps modernes : Jean Bourgault, Michel Deguy, Liliane Kandel, Jean Khalfa, Patrice Maniglier, Jean-Pierre Martin, Eric Marty, Anne Melice, Juliette Simont