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interview

Richard Mèmeteau : «Dans les plans cul, il y a des parenthèses enchantées»

Sur les applis de rencontres, le sexe est toujours plus que du sexe, même s’il ne mène pas à l’amour. Dans son dernier essai le philosophe revalorise le «sex friend», relation empreinte d’humilité et de sincérité, loin de l’idée reçue d’un consumérisme de la jouissance.
(Illustration Fanny Michaëlis)
par Paloma Soria Brown
publié le 12 juillet 2019 à 18h36

Pour certains, c'est une affaire vite expédiée : on tire son coup, puis on s'en va. Mais pour le philosophe Richard Mèmeteau, le plan cul, aussi appelé sex friend, est bien plus que cela. Dans l'essai Sex Friends, comment (bien) rater sa vie amoureuse à l'ère numérique (La Découverte, mai 2019), l'auteur dévoile avec intelligence et poésie le romantisme niché dans cet entre-deux parfois jouissif et parfois déstabilisant entre histoire d'un soir et grand amour. Incontournable depuis l'émergence d'applications de rencontres telles que Grindr, pour les homosexuels, puis Tinder, pour les hétérosexuels, le plan cul reste pourtant boudé par de nombreux philosophes et sociologues, qui lui préfèrent la noblesse prétendue du couple monogame et exclusif. Pour Richard Mèmeteau, une telle approche, déconnectée de l'évolution des comportements amoureux, constitue une impasse. S'inspirant de la culture queer et de ses propres rencontres en ligne avec des hommes, il élabore une éthique du sex friend en forme de cartographie symbolique, où la liberté, l'honnêteté et le consentement occupent une place centrale. Le plan cul s'invente et se vit, explique le philosophe, sur le «continent du désamour érotique», lieu métaphorique où une sexualité d'un nouveau genre relie les personnes, loin des distinctions binaires opposant Sade à Platon, les backrooms au lit conjugal, le sexe égoïste et pulsionnel à l'entrelacement des âmes.

Pourquoi vous a-t-il paru nécessaire, en tant que philosophe, de revaloriser le sex friend ?

Le sex friend peut être vu comme un petit sujet, ce n'est pas quelque chose qu'on est socialement invité à revendiquer, à l'inverse des histoires d'amour. Ça fait un peu loser de dire autour d'une table, à un dîner de famille : «J'enchaîne les plans cul, je n'ai pas de vie amoureuse.» Il n'y a pas de grand récit épique grâce au sex friend. Au contraire, il relève du banal, du profondément ordinaire. C'est ce qui fait qu'il est injustement méprisé en société, que l'on s'entend dire : «Alors, quand est-ce que tu te mets en couple ?», ou bien «Ça ne te mènera à rien». Or c'est tout l'enjeu du sex friend : parce qu'il ne mène pas à l'amour au sens traditionnel du terme, parce qu'il permet de se rendre compte que chaque relation est unique et qu'il n'y a pas de recette miracle, il nous offre la possibilité de réfléchir à notre propre vulnérabilité, notre propre faillibilité, en tant qu'êtres humains. Personnellement, l'enseignement que je retire de mon utilisation d'applications de rencontres est une forme d'humilité.

Comment expliquez-vous l’apparition de ces nouvelles amitiés sexuelles ?

Nous vivons une période de recomposition des rapports sexuels et amoureux. Celui ou celle qui voudrait que sa vie amoureuse ressemble à celle de ses parents s’apercevrait que c’est désormais plus complexe. Et pourtant, on continue à courir après cette idée. On aimerait être pur, et donc tomber amoureux de «la» bonne personne du premier coup, sans avoir à coucher avec un certain nombre avant. D’un côté on serait à la recherche de la personne parfaite, de l’autre on voudrait une sexualité dans laquelle on coucherait et on aurait le moins d’échanges possible avec la personne. Ni l’un ni l’autre n’est possible.

Quel rôle jouent les sites et applications de rencontres dans ce contexte ?

Ils agissent comme des béquilles, ils nous aident à avancer, tout en nous offrant l'opportunité de réfléchir à la relation que l'on entretient à ce changement de paradigme sexuel. On vit un moment excitant, où l'on peut réinventer des usages pour quelque chose qui semblait connu de tous : la sexualité. C'est pour cela que je propose le concept de «continent du désamour érotique», c'est l'idée qu'il existe désormais un lieu symbolique, non encore répertorié, ambigu, où le sexe surgit dans les interstices du non-amour. Avec les applications de rencontres, on s'avoue que le sexe est toujours plus que seulement du sexe, même s'il ne mène pas à l'amour. L'artiste américain Frank Ocean le décrit dans la chanson Nikes lorsqu'il chante : «Nous ne sommes pas amoureux, mais je te ferai l'amour» («We're not in love, but I'll make love to you»).

Et, du point de vue social, qu’implique cette popularisation de la sexualité non exclusive et plus facile d’accès ?

Plonger dans une abondance de plans cul via les applications, c'est prendre conscience du fait qu'au lieu d'être relié à un unique individu, on est connecté à un réseau de personnes, comme dans la série lesbienne devenue culte The L Word, où l'un des personnages, Alice, une journaliste bisexuelle friande de ragots, dessine au fil des épisodes une «toile» représentant toutes les aventures sexuelles entre elle, ses amies et leur entourage. L'appartenance à un tel écosystème sexuel implique des responsabilités collectives, avoir des rapports protégés, par exemple. L'essai la Salope éthique des auteures queer Dossie Easton et Janet Hardy, un guide pratique pour des relations polyamoureuses respectueuses, est intéressant à cet égard car il érige l'honnêteté en valeur fondamentale de la sexualité hors de la relation amoureuse exclusive.

Pourquoi l’éloge d’une telle sexualité est-il si rare en philosophie ?

Il existe des philosophes contemporains qui s’intéressent à l’amour, comme Alain Badiou, André Comte-Sponville ou Jean-Luc Marion. Mais ils sont d’une génération où il me semble qu’ils n’avaient pas à réfléchir autant que nous à la sexualité : ils n’ont connu ni la sexualité sida, ni post-sida, ni les conséquences du mouvement #MeToo. Je ne sais pas à quoi ressemblent leurs sexualités. Ceci dit, Alain Badiou en parle dans ses livres ! Il explique qu’il est un grand amoureux. Mais, même si je voulais appliquer sa recette, je pense que je ne pourrais pas, parce que son monde n’est plus celui dans lequel je vis. Je suis de la génération qui a vu arriver la drague par téléphone portable sur le tard et qui peut s’en passer, mais a fait le choix de s’en servir. C’est une expérience totalement différente.

Est-ce pour cela que vous parlez ouvertement de votre sexualité au fil de votre livre ?

J’ai adopté cette attitude à force d’être exaspéré par les philosophes qui faisaient allusion à leurs expériences sentimentales et sexuelles sans pour autant jamais dire d’où ils parlaient. L’auteur par excellence qui était gay mais restait un peu caché, c’est Michel Foucault. Il aurait refusé de répondre de quoi que ce soit, ce que je comprends, parce que c’était une autre époque. Mais le silence auquel Foucault nous intime quand il s’agit de parler de sexualité parce que, selon lui, cela nous piégerait dans une identité, m’est insupportable. Je suis convaincu que Foucault a tort parce qu’Act Up avait raison : dire ce que l’on est nous rend plus fort.

Hormis ce renoncement à l’idéalisation de l’amour, que gagne-t-on à avoir un sex friend ?

Non seulement, il y a des moments de parenthèse enchantée avec les plans cul, mais il s'installe une confiance, comme dans le couple. Je pense même que la sincérité est plus grande entre deux sex friends que dans une relation officielle, parce qu'on se dit avec qui on a couché. Dans le couple, souvent, il y a des règles : ne pas (trop) mentionner ses ex, taire son attirance pour une tierce personne… Avec un plan cul, on est libre de se montrer tel que l'on est.

En vantant les mérites des sex friends, ne risque-t-on pas de basculer dans une vision consumériste de la sexualité ?

L’idée selon laquelle la sexualité serait devenue consumériste ces trente ou quarante dernières années est effectivement très populaire. Notamment parce que sur les applications de rencontres, certains utilisateurs imaginent l’autre comme un objet et s’autorisent à croire qu’il ou elle n’a pas grand-chose à dire. Pourtant, l’autre peut nous dire non, nous bloquer… Si on fait le choix de traiter l’autre comme une marchandise sur ces applications, évidemment, il y a un problème éthique. Mais ce n’est pas la faute de la plateforme. C’est nous qui faisons l’erreur de considérer que le désir peut être unilatéral : l’autre doit toujours consentir.

Dans ce cas, que pensez-vous des intellectuels, comme la sociologue Eva Illouz, qui affirment que les applications de rencontres entraînent une marchandisation des relations affectives ?

Pour moi, ces analyses nous en apprennent plus sur notre incapacité à penser les rapports sociaux hors de l’univers conceptuel de l’économie libérale que sur la drague elle-même. Cette métaphore du marché de la drague échoue à expliquer ce qui se joue dans la séduction en ligne, d’une part parce qu’on n’est pas obligé de payer pour utiliser telle ou telle application de rencontres, d’autre part parce que ces outils numériques ne vendent pas un rapport sexuel, mais de la mise en relation entre des personnes qui décident ensuite librement de ce qu’il se produira entre elles. Et surtout, la logique qui régit les algorithmes sur ces plateformes n’est pas une logique marchande, mais de jeu. Quand on s’intéresse aux origines de Facebook qui, initialement, a été pensé comme une plateforme de rencontre calculant le score de désirabilité de ses utilisateurs, on voit que Mark Zuckerberg s’est inspiré de la manière dont on joue aux échecs. Et c’est le modèle qu’ont ensuite repris des applications comme Tinder. Il y a, certes, de la stratégie sur ces applications, mais elle relève plutôt du marivaudage ou de la mascarade, pas de l’échange marchand.

Vous affirmez également dans votre livre que cette métaphore marchande a un fondement misogyne. Que voulez-vous dire ?

Il s’agit d’une tactique de déstabilisation de la liberté sexuelle acquise ces dernières décennies, surtout par les femmes. Sous prétexte de vouloir profiter de ce qu’offrent nos nouveaux modèles de rencontres, elles seraient en train d’abuser de la fragilité des hommes qui, eux n’ont aucune marge de manœuvre sur ces applications puisqu’ils seraient en surnombre. C’est l’argument d’un prétendu capitalisme de la séduction et du désir qu’avance l’écrivain Michel Houellebecq. Or, quand on se penche sur les chiffres, on s’aperçoit que, hormis sur une tranche d’âge très réduite, entre 18 et 21 ans, où effectivement les jeunes hommes sont plus nombreux à draguer en ligne, les femmes et les hommes sont présents de manière équitable sur ces sites et applications. De plus, très vite, les hommes regagnent en valeur parce qu’ils sont facilement approchés par des femmes plus jeunes. Cette théorie permet de dire, à tort : «Regardez, l’homme blanc occidental de classe moyenne n’a pas sa chance, il va forcément souffrir.»

Si ce ne sont pas les applications de rencontres qui poussent à chercher un ascendant sur l’autre, cela signifie-t-il que cette potentialité provient de nous ?

J’estime que la pulsion sexuelle n’est pas intrinsèquement bonne. C’est d’abord le corps que l’on désire. Or, celui-ci est objectivable : on peut aimer une forme de sein, de pied, de bouche. Il ne s’agit pas d’une personne. A quoi pourrait ressembler une pulsion respectueuse ? Je ne sais pas. En revanche, si faire l’amour avec quelqu’un, c’est entrer dans son univers fantasmatique, c’est aussi accepter de faire confiance à cet univers.

De plus, il n’y a pas d’un côté des personnes qui auraient un désir pur et, de l’autre, celles qui auraient un désir impur. Il y a des gens qui, avant de réaliser leur désir, arrivent à s’interroger sur ce que cela impliquerait et d’autres qui refusent, ou sont dans l’incapacité de se poser la question. Les premières sont capables de laisser à l’autre la possibilité d’être autre chose qu’un corps, et c’est ce qui devrait tout le temps se produire. En fait, la pulsion sexuelle nous donne l’occasion de rencontrer l’autre sans pour autant nous obliger à bien le traiter. Mais elle permet de comprendre que pour le rencontrer de la meilleure façon possible, il faut le respecter.