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Libération
TRIBUNE

Les paysannes, premières victimes de la faim

Nous produisons assez de nourriture pour tous les habitants de la planète. Pourtant, le nombre de personnes souffrant de la faim augmente, preuve de l’échec des politiques menées. Les premières victimes sont les femmes, surtout celles qui travaillent la terre.
par Cécile Duflot et Olivier de Schutter, Ex-rappoteur spécial des Nations unies sur le droit à l'alimentation
publié le 15 juillet 2019 à 17h36

La faim ne fait plus les gros titres et pourtant, elle sévit toujours. Selon l'Organisation pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), le nombre de personnes souffrant de la faim a augmenté pour la quatrième année consécutive en 2018. Nous sommes revenus au niveau d'il y a dix ans. Or, ironie de l'histoire, la plupart des personnes touchées par l'insécurité alimentaire sont les paysannes et paysans, ceux-là mêmes qui nourrissent la planète. La faim n'est pourtant pas une fatalité. Avec des orientations politiques mieux ciblées et ambitieuses, il est possible de promouvoir des systèmes agricoles et alimentaires bénéficiant aux agriculteurs et agricultrices familiaux et à la société dans son ensemble.

Quand les prix des denrées alimentaires se sont envolés en 2007-2008, déclenchant des émeutes de la faim dans une trentaine de pays, conduisant à la chute du gouvernement haïtien et faisant tomber 44 millions de personnes supplémentaires dans l’extrême pauvreté, la prise de conscience internationale s’est traduite par des promesses d’aides et d’investissements massifs dans l’agriculture. Les bailleurs de fonds du G8 ont promis 22 milliards de dollars (19,5 milliards d’euros) pour la lutte contre la faim.

Nous n’avons cependant pas tiré toutes les leçons de cette crise. Malgré les promesses, la part globale de l’aide dédiée à l’agriculture n’a finalement pas augmenté. Sur les 22 milliards de dollars promis, seuls 6,1 milliards ont débouché sur l’apport d’argent frais : le reste, ce sont des montants recyclés, ou déjà dépensés. Les causes structurelles de la faim demeurent par ailleurs présentes. Les mesures prises pour empêcher la spéculation des acteurs financiers sur les produits agricoles demeurent insuffisantes, en raison de pressions exercées par les lobbyistes du secteur afin de maintenir le statu quo. Pire, la priorité donnée aux investissements et à l’acquisition de terres par le secteur privé ainsi qu’à la productivité de céréales ou aux cultures d’exportation au détriment d’autres a marginalisé les producteurs·trices familiaux et enraciné les inégalités femmes-hommes dans le monde rural. En outre, comme le démontre Oxfam dans son dernier rapport «Inégalités de genre et insécurité alimentaire» (1), le système agroalimentaire mondial est très inégalitaire. Les femmes, qui représentent pourtant près de la moitié de la main-d’œuvre agricole dans les pays en développement, continuent d’être victimes de discriminations qui limitent leur accès aux ressources productives (faible accès à la propriété, à l’eau, aux crédits) et à des travaux plus rémunérateurs. Elles sont les premières à se priver au sein du foyer, réduisant leur ration alimentaire lorsque les conditions de vie se dégradent. Ce sont les femmes dont la vie est mise directement en péril par les chocs, d’origine économique, climatique ou liés à un conflit, qui se feront plus nombreux à l’avenir.

Alors que nous produisons suffisamment de nourriture pour l’ensemble des habitants de la planète, nous prenons une direction inverse à nos engagements vis-à-vis de l’objectif de développement durable numéro 2 «Faim zéro» d’ici à 2030. Ceci est inacceptable. Face aux changements climatiques, l’aide et les financements doivent augmenter en quantité et en qualité. Ils doivent soutenir la transition de l’agriculture vers l’agroécologie, plus économe en ressources et plus résiliente. Ils doivent cibler davantage les femmes et miser sur les innovations sociales qu’elles portent. La faim n’est pas un problème simplement technique ; elle est un échec politique, et ce sont des solutions politiques qui s’imposent. Les paysannes et paysans doivent avoir accès aux ressources, en particulier à la terre. Les gouvernements doivent développer des mécanismes de redevabilité empêchant les entreprises nationales et multinationales d’accaparer les ressources naturelles, et de violer les droits fonciers des populations. Ils doivent placer les femmes et les organisations paysannes au centre de la gouvernance de la sécurité alimentaire.

Scandale silencieux, la faim n’est pas une calamité naturelle. Nous pouvons l’éradiquer, à condition de changer de cap, et replacer la lutte contre la faim au centre des politiques de développement.

(1) «Inégalités de genre et insécurité alimentaire : dix ans après la crise des prix alimentaires, pourquoi les agricultrices souffrent-elles encore de la faim», rapport publié par Oxfam GB pour Oxfam International.