Tribune. Depuis l'échec retentissant, pour ne pas dire gore, de tous les régimes communistes sur la planète Terre, nous savons qu'il est impossible d'éliminer les inégalités sociales. On dirait que les êtres humains raffolent des inégalités, en tout cas ils sont incapables de s'en passer : si on les chasse par la porte, elles reviennent par la fenêtre, si on décapite les rois, d'autres roitelets s'installeront à Versailles et joueront les rois à leur place ; le fait de déclarer l'abolition de la propriété privée n'a point empêché une hiérarchie de se rétablir en URSS, en Chine, à Cuba et en Corée du Nord ; dans tous ces pays, alors que les prisons politiques regorgent de délinquants de l'opinion et que les paysans crèvent la faim, les apparatchiks trouvent royalement à boire et à manger dans des magasins réservés. Le film d'Alexander Payne Downsizing (2017) est une illustration admirable de ce tropisme humain : on aura beau créer une utopie égalitaire, communautaire, écologique, souriante, le mal s'y reconstituera, si bien qu'un peu plus tard on aura besoin de créer une nouvelle utopie à l'intérieur de l'utopie…
Ce que l'on pourrait faire, en revanche, nous autres Français, c'est améliorer la situation dans les zones de non-droit. Je ne parle pas des quartiers «difficiles» autour des grandes villes, ces cités où, pour se débrouiller, pour briller, pour manger ou simplement pour avoir le sentiment d'exister, certains jeunes hommes virent à la petite, puis à la moins petite délinquance et enfin à la criminalité ou au terrorisme - non, les zones de non-droit dont je parle se situent au cœur même de nos institutions les plus sacrées, là où des décisions officielles réglementent en principe chaque minute et chaque geste de la vie, aux deux extrémités de notre société laïque et républicaine : les palais et les prisons.
Il se trouve que j’ai fréquenté les deux. Les prisons plus que les palais, mais quand même, les palais aussi. Ayant reçu quelques honneurs de l’Etat, celui-ci m’a invitée, ponctuellement, à des dîners officiels. Et depuis trente ans je me rends, irrégulièrement mais avec le plus vif intérêt, dans les prisons. Symétriques et inverses, les deux sont une honte pour notre pays. D’un côté, des manières prétentieuses et dispendieuses ; de l’autre, des manières brutales, obscènes. Ici, la garde républicaine ; là, les rats. Deux extrêmes, deux scandales, deux délires : faste et néfaste ; luxe et crasse ; ors et horreurs de la République.
Dans ces deux mondes indissociables de l'Etat, l'on transgresse allègrement les lois mises en place par ce même Etat. Ici et là, par exemple, les représentants de l'Etat roulent à 180 km/h sur les autoroutes. Ici, l'on joue aux seigneurs et aux aristocrates, fait des cadeaux somptueux aux puissants de ce monde, se balade au milieu des jets d'eau ; là, on coince pendant des heures, dans des cellules minuscules ou des camions bringuebalant, des hommes qui n'ont pas été condamnés, seulement accusés, mais peu importe, il s'agit de vexations inadmissibles, nulle part préconisées et nulle part reconnues.
Quand j'étais dans ma phase «palais», on m'a une fois invitée à un dîner de gala au Quai d'Orsay. A mi-soirée, l'épouse du Premier ministre a proposé de me faire visiter les salles de bains dites «du roi et de la reine», créées en 1938 pour la venue en France du roi d'Angleterre George VI. Pourquoi pas, ai-je répondu (on ne sait jamais dans quelles circonstances on dégotera une pépite pour un roman). Hélas, étant une plouc d'Alberta, j'ai mis mes santiags dans le plat (1). Dans l'ascenseur qui nous conduisait vers les fameuses salles de bains, j'ai dit du mal du Premier ministre canadien en l'honneur de qui était organisé ce dîner, sans me rendre compte que l'épouse de cet homme, convoquée elle aussi pour s'extasier devant les chiottes années 30 (tiens, nous n'étions que des femmes !), se trouvait à mes côtés. Par la suite, ce Premier ministre français ne m'a plus invitée à dîner.
Les hommes en garde à vue sont privés de nourriture, de boisson, et de tout accès aux toilettes pendant vingt-quatre, voire quarante-huit heures. Ils peuvent être enfermés si longtemps à plusieurs dans l'espace exigu d'une cellule ou d'un camion de transfert qu'ils se vomissent, se pissent et se chient dessus. S'ils ont accès à des toilettes, celles-ci sont «à la turque», perpétuellement souillées et bouchées, sans séparation et sans papier toilette. Rien n'a changé depuis la description qu'a faite Balzac de ces cellules il y a près de deux siècles : «Les murs sont garnis d'une banquette en bois noirci par le séjour perpétuel des malheureux qui viennent à ce rendez-vous de toutes les misères sociales, et auquel pas l'un d'eux ne manque. Un poète dirait que le jour a honte d'éclairer ce terrible égout par lequel passent tant d'infortunes» (le Colonel Chabert, 1844).
La France n'est pas un pays épris d'égalité. Au contraire, c'est un pays qui aime souligner, rehausser et mettre en scène les disparités sociales… notamment les extrêmes de richesse et de pauvreté. Un homme riche qui, pour augmenter ses avantages, transgresse une loi peut dégringoler du jour au lendemain ; cela s'est vu à d'innombrables reprises, c'est même un des thèmes préférés du théâtre depuis Shakespeare et du cinéma depuis Orson Welles : le peuple se régale de ces chutes et les commente interminablement. Mais beaucoup d'hommes riches ne dégringolent pas ; ils jouent le jeu avec tant d'adresse qu'ils ne sont jamais «pris». Un pauvre qui transgresse, au contraire, disparaît de la scène. Personne ne le voit souffrir. Déjà anonyme, il devient invisible. Il peut être enfermé, tourmenté et torturé pendant des années, et personne ne s'en souciera. (Oui, on torture dans la France d'aujourd'hui : avoir à vivre à deux, trois, voire quatre dans une cellule de 9 m2, comme cela est courant, est déjà une torture.)
Au pouvoir politique qui leur revient en tant que représentants du peuple démocratiquement élus, rien ne justifie d'ajouter des privilèges insignes, des repas somptueux, des jets privés, des billets d'opéra, des parties fines avec services sexuels, qui donnent aux élus le sentiment de flotter au-dessus de la société plutôt que d'en faire partie. A la privation de la liberté, rien ne justifie d'ajouter les vexations, humiliations, insultes, agressions verbales et physiques, qui détruisent le prévenu ou le condamné plutôt que de le reconstruire.
Les dorures des salles de bains de l'hôtel des Affaires étrangères et les rats de Fresnes sont des preuves flagrantes du non-désir de la France d'atténuer les inégalités, là où elle le pourrait. Car il est tout à fait possible de transformer de fond en comble ces zones de non-droit. Il suffit de le vouloir et de le décider. Puisque cet état de fait persiste décennie après décennie, malgré les tentatives de beaucoup d'individus et d'associations pour attirer l'attention du public là-dessus, il faut croire que, tout en se targuant d'être une société laïque ayant renoncé aux fictions bibliques, la France tient à préserver intactes ces incarnations très réelles du Paradis et de l'Enfer.
Il faudrait détruire les deux. Démanteler les palais les uns après les autres, tant pis pour les touristes. Redistribuer cette richesse - car, nous le savons : cet or, ces pierres précieuses, ces marbres, ces œuvres d’art ont été arrachés à l’Afrique ou achetés grâce au commerce triangulaire ; la richesse de l’Ancien Régime était inextricablement liée à l’esclavage. Chaque dorure du Palais-Bourbon pourrait construire une cellule décente pour un prévenu. L’eau des fontaines de Versailles pourrait non seulement désaltérer tous les prisonniers de France, mais leur permettre de se doucher tous les jours plutôt qu’une fois par semaine. La garde républicaine sert-elle à quelque chose ? Si le pouvoir a réellement besoin de ce type de symboles, ne pourrait-on incorporer dans cette armée symbolique tous les prévenus et condamnés qui le désirent ? J’ose croire que cela leur ferait le plus grand bien, aux détenus comme à l’institution.
Il faudrait démolir non seulement les vieilles prisons vétustes mais également les nouvelles prisons glaciales, inhumaines, et en construire de nouvelles plus humaines. Mais le moins possible : il est surtout urgent de développer des alternatives à la prison. Car, nous le savons : la punition précède le crime, et la plupart des prisons ne sont en réalité que des écoles de crime. Ainsi que l'écrivait Victor Hugo dans les Misérables (1862), «Jean Valjean n'était pas d'une nature mauvaise. Il était encore bon lorsqu'il arriva au bagne. Il y condamna la société et sentit qu'il devenait méchant, il y condamna la providence et sentit qu'il devenait impie.»
Oh, pardon, j’oubliais : les écrivains n’écrivent pas pour qu’on les écoute ; ils écrivent pour faire partie du «canon» de la littérature française et devenir des symboles de l’excellence française. Aujourd’hui, Balzac et Hugo sont enseignés dans toutes les écoles du pays et donnent des sueurs froides à des millions de collégiens et lycéens qui planchent sur des examens et des dissertations à leur sujet, et qui, en fonction des bonnes ou mauvaises notes qu’ils obtiendront, se dirigeront… soit vers des palais, soit vers des prisons.
(1) Nancy Huston est franco-canadienne, elle est née à Calgary et vit en France depuis les années 70.
Nancy Huston est l'auteure de Lèvres de pierre, Actes Sud (2018).