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Libération
Décryptage

Sous la plage, des pierres et des vacances

L’afflux des touristes et la nécessité de les loger, puis de les divertir ont entraîné le développement d’une architecture de loisirs. Pyramides de la Grande-Motte, Center Parcs ou Disneyland, ces bâtiments ont contribué à façonner l’expérience de l’ailleurs comme un moment d’évasion hors des règles de la vie en société.
Butlins Holiday Camps, cartes postales de John Hinde., 1965 publiées par Martin Parr en 2002 dans un ouvrage de 56 cartes postales
publié le 29 juillet 2019 à 18h16

«Qu'est-ce que vendent les hôtels ? Ils vendent l'idée de passer du bon temps, une expérience différente de celle que vous avez à la maison», théorisait Morris Lapidus, l'architecte qui a façonné les hôtels balnéaires en forme de vagues à Miami Beach. Cette promesse d'une «expérience différente» est peut-être la seule chose qui rattache les mastodontes bétonnés des bords de mer aux bungalows bardés de bois des Center Parcs et aux tours longilignes du château de la Belle au bois dormant à Disneyland. Les lieux de loisirs se sont multipliés au XXe siècle : avec l'afflux des touristes est venue la nécessité de les loger, puis de les divertir. En même temps qu'ils se mettaient au service des vacanciers, ces bâtiments ont aussi contribué à façonner leur expérience. «C'est une architecture des émotions, les notions d'aventure et de voyage s'y confondent», avance Virginie Picon-Lefebvre, architecte et docteure en histoire de l'art. Dans la Fabrique du bonheur, paru au printemps (éd. Parenthèses), elle s'attache à redonner des lettres de noblesse à cette architecture dite «commerciale», ostracisée par les théoriciens au titre que ce qui n'est pas purement fonctionnel n'est pas noble. C'est oublier que derrière ces ensembles, il y a eu «de l'investissement de temps, de moyens et d'intelligence». C'est oublier également ce qui a motivé Jean Balladur à concevoir les Pyramides de la Grande-Motte, Pierre Diener quand il a dessiné les bulles de Center Parcs ou François Spoerry lorsqu'il transforma Port-Grimaud en «Venise provençale». La mythologie associée aux vacances les consacre comme un moment d'évasion vers une autre société, vers une vie différente de l'ordinaire. Michel Foucault conceptualisait l'hétérotopie pour décrire ces «lieux dans lesquels les règles de la vie en société […] n'ont plus cours, pour être remplacées par d'autres». C'est la proposition que font aux visiteurs les villages olympiques comme les stations de ski, qui sont des «univers protégés», postule Virginie Picon-Lefebvre, «où on se comporte de manière plus libre et transgressive».

Historiquement, ce sont les villes européennes (lire ci-contre) qui ont accueilli les premiers touristes, venus visiter les monuments pour parfaire leur éducation. Le tourisme s'est ensuite massifié, bouleversant les pratiques et nécessitant de nouvelles infrastructures. En 1900, 50 millions de visiteurs se sont pressés à Paris pour assister à l'Exposition universelle, désireux de découvrir la Ville Lumière, du luxe et de la mode. Dans un mouvement inverse, une fois l'exode rural achevé, c'est la campagne que l'on somme de se conformer à des images d'Epinal lorsque l'on invente les villages de vacances.

Au moment où les vacanciers (re)découvrent la ruralité émergent aussi les parcs à thèmes, dont Disneyland est le pionnier. Quand le premier parc ouvre en Californie en 1955, Walt Disney est devenu un homme d'affaires influent, qui incarne les valeurs conservatrices de l'Amérique d'après-guerre. Il rêve l'endroit comme une reproduction d'une small town américaine, dont il avait représenté une version idéalisée en 1949 dans le film So Dear to My Heart. Dans un lieu inventé de toutes pièces, le parc synthétise toutes les expériences que peut offrir l'Amérique, du bateau à vapeur de Tom Sawyer à la fusée pour la Lune. «Les Américains vont s'inspirer de l'Amérique telle qu'ils imaginent que les Européens la perçoivent, notamment par l'intermédiaire du cinéma», note Virginie Picon-Lefebvre. Mais il ne faudrait pas croire que l'imitation d'un far west fantasmé puisse duper les visiteurs. L'architecture du plaisir n'a de cesse de fabriquer de l'exotisme, mais le vacancier «n'est pas passif, observe la spécialiste. Il peut critiquer, juger et agir selon ses propres règles, […] il joue le jeu mais il ne suspend pas son sens critique». D'ailleurs, on ne se lance pas à la découverte d'un lieu sans l'avoir d'abord visité dans les pages d'un roman, d'un guide de voyage, en observant quelques photos ou par le récit que nous en aurait fait un précédent explorateur.

Le tourisme en 3D par Virginie Picon-Lefebvre 

Villes : donner à voir un Paris fantasmé

«Au XVIIe siècle, les touristes des premières heures sont très liés à l'architecture. Ce sont des aristocrates anglais qui embarquent pour le Grand Tour, un voyage à travers l'Europe qui s'étale sur une période très longue, dans le but de compléter leur éducation universitaire. Ils sont accompagnés de leurs proches, d'artistes, mais aussi d'architectes. De retour dans leur pays, ces expéditions rapportent des gravures, qui vont inspirer l'architecture locale.
«En retour, les villes s'adaptent pour se conformer à certaines attentes. Les grands magasins du boulevard Haussmann participent à la fabrication d'un Paris imaginaire, répondant au désir d'être à la mode et de se vêtir élégamment, comme le font les «Parisiennes». Ces grands magasins sont aujourd'hui en crise : le secteur du luxe est concurrencé par les zones duty free des aéroports, et leur fonction originelle de stockage n'a plus de raison d'être à l'heure du commerce en ligne.
«L'architecture du plaisir a évolué dans les villes, en même temps que le niveau d'éducation des touristes augmentait. En 1978, Serge Gainsbourg chantait Sea, Sex and Sun : ce tube qui reflète le désir d'aller s'allonger sur la plage et de ne rien avoir à faire n'est plus ce qui intéresse la nouvelle génération. Pour répondre à ces nouvelles attentes, les villes deviennentdes concentrés de culture, avec l'exigence d'être assez riches et authentiques pour satisfaire ces touristes qui ont déjà voyagé et sont plus exigeants. Toutes les grandes villes du monde s'inscrivent dans une compétition pour être la plus riche, culturellement parlant.»

Villages vacances : l’esprit de la communauté

«En interrogeant les vacanciers qui fréquentent les Center Parcs, j’ai appris qu’ils y reviennent chaque année, un peu comme dans le film

Camping

, pour y retrouver la communauté qu’ils s’y sont constituée. On ne connaît pas son voisin dans la métropole où on habite, mais on est ami avec son voisin de bungalow. Le village de vacances est né après 1945, en partie du changement rapide de nos modes de vie provoqué par l’urbanisation. L’utilisation même du mot «village» traduit cette idée d’un endroit construit à l’échelle de la communauté, où l’on est reconnu pour ce qu’on est, où les gens se connaissent et s’occupent les uns des autres. C’est sur cette idée que s’est construit le Club Med dans les années 50 – les centres s’appellent des «villages». C’étaient au début des endroits très modestes, où l’on dormait dans des tentes qui convenaient bien à des publics qui découvraient les vacances et la liberté sexuelle. Le Club Med a créé un modèle, celui du sans-argent et des activités gratuites,

all-inclusive

. Mais le public de post-soixante-huitard a évolué, a eu des enfants, et a envie de plus de confort. Les gens n’ont plus envie de partager la table d’un inconnu, même au Club Med.

«Une problématique similaire se pose dans les villages de montagne de Flaine et Avoriaz, produits à peu près dans les mêmes conditions. Avoriaz a une architecture pittoresque qui veut imiter les formes de la montagne, tandis que Flaine, avec ses blocs de béton brut, est l’exemple de la modernité. Paradoxalement, les jeunes trouvent plus leur compte à Flaine, qui est radical dans la modernité : on sait où se trouve la nature, et où commence l’abri de l’homme.»

En voiture : la route trace les chemins touristiques

«L'arrivée des routes s'accompagne d'un sentiment de liberté nouveau. On sait combien la bicyclette a été perçue comme un outil d'émancipation pour les femmes. Depuis la fenêtre d'un train, nous entretenons un rapport horizontal avec le paysage. Dans une voiture ou sur un vélo, c'est plutôt un rapport frontal : on peut aller où l'on souhaite, très rapidement. Cette vitesse et cette liberté engendrent une nouvelle réalité, dont le futurisme italien est la manifestation artistique. Les paysages, et certaines parties de la ville, sont alors pensés pour être vus depuis une voiture : c'est le cas des quartiers de Montparnasse ou de la Défense.
«En Italie, sous Mussolini, l'autoroute a été un facteur d'unité très important : elle relie des sites et les met à disposition des touristes italiens de manière à créer une identité collective. Mussolini a énormément investi sur le tourisme. Les villes de Sienne ou de Rome ont été transformées dans les années 30 par des architectes qui ont voulu les conformer à une vision «authentique» de ce qu'elles auraient pu être. Cela tient à ce que l'identité culturelle italienne n'était alors pas clairement définie : c'étaient des villes qui se sont fait la guerre pendant des siècles.
«Les constructeurs automobiles, comme Michelin, sont directement intéressés par l'utilisation des routes : plus elles sont fréquentées, plus ils ont de clients potentiels. Assez vite, ils produisent des cartes routières qui mettent en avant les paysages et les monuments à découvrir. Au début du XXe siècle, la revue du Touring Club de France va jusqu'à indiquer à ses lecteurs la bonne manière de prendre des photos pour mettre en scène les habitants des campagnes de manière pittoresque !»