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Interview

Olivier Coquard : «Dans "les Tontons flingueurs", Ventura est une métaphore de De Gaulle»

L’œuvre de Lautner et d’Audiard est si bien inscrite dans son temps que l’historien l’utilise lors de ses cours pour raconter la période des Trente Glorieuses. Et si le film dépeint un monde où l’homme viril domine encore, il pressent aussi les évolutions à venir.
(Dessin Amina Bouajila)
publié le 2 août 2019 à 19h06

Et si un film, un roman ou un tableau nous aidaient à mieux comprendre un concept, une époque ou un projet de recherche ? Tout l’été, intellectuels et scientifiques partagent leur goût pour une œuvre fictionnelle qu’ils ont analysée sous toutes les coutures.

L'histoire peut s'apprendre par l'humour… même lorsqu'on est élève au lycée Henri-IV. Olivier Coquard (1) est docteur en histoire et professeur de chaire supérieure dans la prestigieuse institution. Et, accessoirement, un immense fan des Tontons flingueurs. C'est en s'intéressant à la culture populaire comme source historique qu'il s'est mis à revisiter le film culte de Georges Lautner et Michel Audiard. Pour Olivier Coquard, revoir les Tontons flingueurs, sorti en 1963, constitue une approche ludique pour comprendre les Trente Glorieuses. Le film tient son entrée au patrimoine commun autant à l'incroyable qualité des dialogues de Michel Audiard qu'à ses effets de miroir avec la société. (Photo DR)

En quoi les Tontons flingueurs est-il un témoignage des Trente Glorieuses ?

Le produit culturel en tant que tel est très révélateur de cette période. C'est le résultat d'une coproduction germano-française et en partie italienne à une époque où l'Europe commence à se construire. En échange de fonds venus d'autres pays, il a fallu installer sur l'affiche des acteurs étrangers comme Venantino Venantini ou Sabine Sinjen. L'économie de moyens a imposé de vrais tours de force au moment du tournage, comme dans le cas de la célébrissime scène de la cuisine : les prises de vues y sont contraintes par l'étroitesse de la pièce, ce qui explique le recours systématique aux plans rapprochés et aux gros plans. Les dialogues sont traversés par toute une série de thématiques qui ont marqué la culture de cette époque : l'âge d'or économique, le plein-emploi et la pénurie de main-d'œuvre. On peut aussi, dans le registre nostalgique, relever la mise en scène des coffres-forts, symboles de la thésaurisation et de l'économie ancienne. Le personnage principal, Fernand Naudin (Lino Ventura), sait en revanche parfaitement ce qu'est le Fonds monétaire international (FMI) qui vient d'être créé. Il accepte finalement qu'Antoine Delafoy (Claude Rich) devienne l'époux de Patricia, sa fille (Sabine Sinjen), en apprenant qu'Adolphe Amédée, père d'Antoine, vient de «se faire bombarder vice-président du FMI».

La période connaît un engouement pour la modernisation et le progrès…

On entre dans la société de consommation. Les modes de vie des Français évoluent. Dans la scène de la péniche, presque tous les dialogues évoquent la tradition face à la modernité. Le film aborde l'abandon des maisons de passe au profit de la télévision et de l'automobile, ce qui fait fuir l'«affectueux du dimanche», comme dit Mme Mado. Dans un dialogue avec Fernand Naudin, elle regrette ainsi la fuite de sa clientèle : «Le client qui vient en voisin : "Bonjour mesdemoiselles, au revoir madame." Au lieu de descendre maintenant après le dîner, il reste devant sa télé, pour voir si par hasard il serait pas un peu l'homme du XXe siècle.» La télévision n'est pas encore démocratisée, c'est un objet encore très rare, coûteux et fantasmé ; la voiture, en revanche, est devenue un bien de consommation courant avec des modèles aussi populaires que la 2CV de Citroën ou la 4L de Renault. Elle est l'une des préoccupations du public. Le film utilise des berlines appréciées : la 404 de Peugeot, l'ID et surtout la Citroën DS, voiture commune à Fernand Naudin pour le mariage de Patricia et au général de Gaulle.

Ces multiples références expliquent-elles le succès d’audience du film ?

C'est aussi parce que le conflit de générations, autre thématique caractéristique des Trente Glorieuses, est omniprésent. On a, d'un côté, les anciens qui ont connu deux guerres mondiales et, de l'autre, les premiers enfants baby-boomers qui sont entrés dans la jeunesse et une certaine forme d'opposition. Fernand Naudin ne comprend pas grand-chose aux musiques pop et rock qui font danser les jeunes lors de la soirée de Patricia. Il ne comprend rien non plus aux expériences de musique concrète développées par Antoine Delafoy. Lorsque Fernand Naudin dit à Patricia : «Eh bien, les génies se baladent pas pieds nus, figure-toi ! Hein ?» Patricia lui rétorque : «Et Sagan ?» Ce à quoi Fernand Naudin ne sait pas répondre car l'argument est assez imparable : au début des années 60, Françoise Sagan est universellement considérée comme un génie précoce de la littérature. Pour prendre un autre marqueur générationnel, Me Folace, le notaire, se sent systématiquement obligé de faire la conversion entre l'ancien et le nouveau franc, instauré en 1960. Avec ce type de clin d'œil, on comprend mieux comment ce film à tout petit budget a trouvé un public aussi large.

L’œuvre défend aussi une certaine idée de la culture française face au monde moderne américanisé…

Oui, et il s'agit moins d'un protectionnisme culturel et économique que d'une sorte de chauvinisme nostalgique. Dans les Tontons, l'arrivée du whisky étranger fait concurrence au pastis français. Cela étant, Fernand Naudin boit beaucoup de whisky… On est en présence d'une société qui assume parfaitement son cosmopolitisme tout en étant très attachée à ce que De Gaulle appelle «une certaine idée de la France». Fernand Naudin est de fait une métaphore de De Gaulle. C'est aussi une des raisons pour lesquelles le film a eu autant de succès. Lorsqu'il sort en 1963, on est quelques mois après l'attentat du Petit-Clamart. Dans le film, Naudin échappe lui aussi à une attaque. Comme De Gaulle, il a connu une retraite, sa «traversée du désert», mais à Montauban. Puis Naudin est rappelé par le Mexicain en temps de crise pour devenir l'homme providentiel, celui qui va rétablir l'ordre. Ce qu'il fera. Pour les contemporains de l'époque, il n'y a aucun doute sur la clarté de la métaphore.

Quels sont les autres parallèles avec le contexte politique ?

En 1963, on vient tout juste de signer les accords d'Evian [le 19 mars 1962, ndlr]. La célèbre scène de la cuisine fait très précisément référence aux mythologies de l'empire colonial, ce que l'historien Raoul Girardet a appelé «l'idée coloniale en France». Ce sont des colonies dans lesquelles se rencontrent des Français qui y ont reconstruit un bout de leur pays tout en étant considérés comme des parias dans leur métropole. Les colonies sont aussi des espaces qui viennent d'échapper à la France et lui retirent une partie de ses forces vives. Mme Mado se lamente que le «mirage africain» engendre une fuite des travailleuses pour sa maison close : «Et si ça continue, elles iront à Tombouctou à la nage !» dit-elle.

Les Tontons flingueurs reflète aussi les tensions sociales de l’époque ?

Dans la scène de la péniche, Raoul Volfoni (Bernard Blier) tente de fédérer les mécontentements contre Fernand Naudin, à l'image de l'union syndicale qui a effectivement fait plier le patronat des mines en 1962. Volfoni est la caricature du leader syndical du début des années 60. Et comment réagit Naudin ? Exactement comme De Gaulle à la même époque. Il commence à négocier avec ce qu'on appelle les «modérés» pour isoler progressivement les radicaux. Après avoir convaincu Mme Mado, Fernand Naudin fait la paix avec Théo et impose par la force sa résolution du conflit à Raoul Volfoni, désormais isolé. Ici, la référence au mode de résolution des conflits syndicaux dans la France des années 50 et 60 est très nette. De même que la réplique de Mme Mado sur l'«esprit de droite» du Mexicain, qui a la gâchette facile dès qu'il entend parler d'augmentation de salaire et de vacances, renvoie de façon explicite aux très violentes répressions des grèves de 1946 et 1947.

Qu’en est-il des valeurs morales ?

Les Tontons flingueurs est un film principalement réactionnaire et conservateur. On est dans un monde nostalgique où les hommes virils dominent. Même si la place de la femme tend à évoluer. Rêvant de se marier, Patricia s'inscrit pleinement dans l'image de la bonne ménagère soulagée par les nouveaux produits électroménagers («Moulinex libère la femme !»). En se réfugiant chez Antoine Delafoy, elle lui garantit qu'elle sera la cuisinière au service de la famille : pour elle, un mixeur, pour lui, les bons petits plats. En même temps, elle fait des études, elle fugue, elle est capable de rompre avec le patriarcat incarné par Fernand Naudin. Elle s'est trouvé un petit copain sans avoir demandé l'avis de personne. Je dirais qu'elle est en voie de libération. La place de la femme ne se résume plus à l'alternative entre prostituée ou épouse. Michel Audiard sent qu'il est en train de se passer quelque chose. De même que l'homosexualité, très présente dans le film avec par exemple le personnage de Théo, n'est condamnée par personne. Du point de vue des mœurs aussi, le film présente une société en mutation.

(1) Tuer le pouvoir, éd. First, 320 pp., 17 €.