Qu’y a-t-il de commun aux Pyrénées, au Rio Grande, au fossé rhénan, au fleuve Amour ou à l’isthme de Suez? Tous séparent des pays, le dernier ayant même la lourde tâche de délimiter deux continents – l’Asie et l’Afrique. Autant de frontières «naturelles» qui s’opposent, par exemple, aux découpages orthogonaux entre pays africains, hérités des guerres coloniales et dont l’arbitraire saute aux yeux - et font l’objet de dénonciations régulières. D’un côté la réalité physique du terrain, de l’autre les décisions du colonisateur.
La fabrique de la différence
Voilà le genre d'«évidences» auxquelles on pourra tordre le cou en se plongeant dans la lecture passionnante de Frontières en tous genres, coordonné par Jean-François Staszak. L'ouvrage, synthèse d'un cours en ligne proposé par le département de géographie de l'université de Genève, effectue un travail salutaire de désacralisation de toutes les frontières, «naturelles» ou non. Il part pour cela d'une hypothèse déjà formulée et documentée par l'anthropologue Frederik Barth il y a un demi-siècle: plutôt qu'entériner des différences préexistantes, les frontières créent et, le cas échéant, opposent les groupes qu'elles séparent. Par leur réalité matérielle et juridique, mais aussi par le biais de discours et d'images qui les accompagnent, par les pratiques qu'elles génèrent, les frontières sont performatives: elles fabriquent des identités de part et d'autre de leur tracé.
Entre les délégations française et espagnole, la limite des deux tapis matérialise la frontière politique. (Jacques Laumosnier, «Entrevue de Louis XIV de France et de Philippe IV d’Espagne dans l’Île des Faisans en 1659»)
Pour se convaincre du caractère aléatoire des frontières nationales, on peut évoquer celle qui sépare la France et l’Espagne. Réalité immuable aux yeux des écolières et écoliers habitué·e·s aux cartes de France pendues aux murs des salles de classe, les Pyrénées servent pourtant à distinguer deux États depuis bien peu de temps à l’échelle de l’histoire humaine. Signé en 1659, le Traité des Pyrénées met fin à un conflit entre la France et l’Espagne, lui-même une secousse succédant à la guerre de Trente Ans – qui a agité l’Europe entre 1618 et 1648. L’article 42 du traité fait de la crête des Pyrénées la nouvelle limite politique entre les deux royaumes et, en cela, l’accord de paix constitue l’un des marqueurs d’un grand retournement dans la manière dont l’Occident conçoit l’espace politique. Désormais, l’Europe sera formée d’États aux frontières linéaires, sans chevauchement, dont la souveraineté s’exercera par conséquent sur un territoire continu et, juridiquement, uniforme.
Aujourd'hui une évidence absolue, ancrée dans notre imaginaire, le découpage des peuples en fonction de limites binaires – au sud, on naît espagnol, au nord français – relève en réalité d'une vision et d'une pratique du monde situées géographiquement et historiquement. Vision qui ne s'impose aux populations que sur la longue durée, alimentée par les politiques d'États soucieux d'assoir leur souveraineté: en France, par exemple, l'école de la IIIe République travaillera à l'éradication des parlers régionaux à partir de la fin du 19e siècle.
Les frontières mouvantes de l’Europe
Ce qui est vrai des frontières politiques entre pays l'est, a fortiori, des limites entre continents. On sait combien la question de savoir jusqu'où va l'Europe a fait couler d'encre depuis les débuts de la construction européenne. En particulier, les responsables politiques opposés à l'intégration de la Turquie dans l'Union européenne peuvent asséner des évidences «géographiques» à peu de frais: la Turquie, explique Nicolas Sarkozy en 2008, «est en Asie mineure». C'est simple. Il y aurait ainsi une réalité physique des continents, dessinant un ordre des choses que l'humanité se contenterait de suivre passivement.
Dans les faits, depuis des siècles, chaque nouvelle réponse à l’inépuisable question des limites de l’Europe se plie aux objectifs politiques de qui la formule. Déjà sous le règne du tsar Pierre le Grand, le géographe russe Vassili Tatichtchev a dû trouver une solution pour satisfaire les préoccupations stratégiques de son souverain et employeur, désireux d’intégrer son empire au concert des grandes puissances. Il fallait pour cela effacer les vieilles frontières de l’Europe, que les Grecs avaient fait passer par le fleuve Don, reléguant Moscou en Asie - chez les Barbares. Tatichtchev «prouva» pour l’occasion que l’Europe s’étendait en réalité jusqu’à l’Oural et comprenait donc la Moscovie, soit le cœur de l’empire russe.
Traverser, transgresser
Un foule d’autres exemples invitent à éviter toute forme d’essentialisme: les identités sont des réalités instables, situées historiquement, au même titre que leurs limites géographiques. Et ce qui est vrai des frontières politiques ne l’est pas moins d’autres limites, à d’autres échelles, parcourant nos villes ou nos maisons, visibles ou invisibles.
La peinture à l’huile du 17e siècle assigne les femmes à l’espace domestique. (Johannes Vermeer, «Dame debout au virginal»)
Elles aussi sont des constructions, parfois récentes, comme la séparation entre espace domestique et espace public. Le premier, tel qu'on le conçoit aujourd'hui en Occident comme l'espace de la vie privée, est une invention du 17e siècle dont rend compte la peinture hollandaise de l'époque. Les tableaux de Vermeer ou de Hooch répondent au désir de la bourgeoisie huguenote de mettre en scène son quotidien. En peignant de manière récurrente des femmes dans leur intérieur, le siècle d'or hollandais (re)produit les stéréotypes de l'époque et participe à la double assignation dont les femmes font l'objet: à leur identité féminine d'une part, associée aux fonctions de mère et de ménagère, et d'autre part à un espace dans lequel elles sont désormais «à leur place», la maison.
Les frontières de toute sorte sont ainsi affaire de discours, d'images, de croyances et de pratiques, sans oublier leur matérialisation dans le paysage, dont les murs sont le dernier avatar en vogue. Penser ces frontières et les groupes qu'elles séparent comme des constructions sociales sans autre signification que celle que nous leur accordons collectivement, c'est rendre possibles des alternatives, c'est s'autoriser à imaginer un autre monde.
Ce qu'ont bien compris Ronald Rael et Virginia San Fratello, les deux universitaires qui ont installé, il y a quelques jours, des balançoires rose fluo à travers la barrière séparant le Mexique des États-Unis. La transgression – littéralement: l'action de franchir – est la plus simple et la plus manifeste des déconstructions.
Frontières en tous genres. Cloisonnement spatial et constructions identitaires, sous la direction de Jean-François Staszak, Presses universitaires de Rennes, 2017.