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Blog «GreyPride»

Mes amants fugitifs

Blog GreyPridedossier
Petite chronique inattendue d'une vieillesse sans tabou
Solitude Dessin à l'encre FC
publié le 3 août 2019 à 1h15
(mis à jour le 19 août 2019 à 11h21)

La grande feuille blanche prend toute la table de la cuisine.

Ma main s’élance, le crayon crisse, la mine s’effrite...

Mon crayon gras commence à tracer sa marque...

Le matin je partais aux aurores ; bus, métro presqu’une heure pour aller au boulot. Le soir, retour dans la nuit pour rejoindre mon pavillon, refuge de ma solitude. Des années d’une routine sans malheur, mais sans bonheur.

Quelques aventures ; mais cette attirance pour les hommes m’a toujours été imposée : j’ai désiré, aimé, mais de façon malhabile... un langage que je ne connaissais pas, un désir que je craignais voir s’épanouir. Mélange de honte, de fuite, de plaisir, mais toujours dans l’ombre.

Par à-coups, un visage brut, apparaît sur la feuille blanche... puis l’esquisse d’un corps musclé, un autre visage anguleux, des hommes ensembles...

Les images de «Querelle» me reviennent : sexe brut entre hommes, le désir qui se noie dans la mort, les lames luisantes qui saignent.

Est-ce ma façon de vivre ma sexualité ? A 85 ans passés, je continue d’être envahi par des images d’une force primale. C’est quoi aimer ? Dès mon enfance, j’ai été dressé ! Pas élevé, pas aimé, mais dressé ! Cette violence vécue ne m’a jamais laissé libre. Mon goût pour les hommes était sans doute propice à laisser passer un désir dans lequel le sexe et la mort flirtaient naturellement. Ces nuits profondes à errer dans les bois proches ; la peur et l’impossibilité de partir avant d’avoir trouvé cette étreinte animale sans artifice, furtive et intense, pour que le corps se lâche, se tende, exulte ; puis repartir dans la nuit, dans le silence de mes préférences.

Le mouvement des corps apparaît... Comment dépasser cet élan sensuel, faire transparaître un peu de tendresse ? Donner à ces lignes, ces creux, ces vides, la sensation d’une envie d’aimer et d’être aimé.

Une fois achevé, comme tous les jours, le dessin fini partira dans un carton derrière le lit...

L’arrêt de mon travail m’a soulagé. Non pas à cause de la charge des tâches à accomplir, mais pour ne plus avoir besoin de faire semblant. Ne plus avoir besoin d’éviter les regards interrogateurs de me collègues ; rester évasif, inattentif aux blagues sur les PD que certains de mes collègues de travail racontaient pour mieux affirmer leur virilité. Non, tout cela était fini... La solitude, la vraie solitude pouvait commencer et avec elle l’apaisement, la liberté de ne plus craindre d’être découvert.

Jusqu’au jour où mon corps m’a trahi.

Une chute devant mon pavillon, impossible de me relever : les secours, l’hôpital, les urgences...

-«Vous vivez seul ?»

-«Oui»

-«Quelle est la personne à avertir en cas d’urgence ?»

-«Personne, je n’ai plus de famille»

-«Bien, une assistante sociale passera vous voir...»

Exposer ma solitude m’insupporte. Accepter la livraison des repas à domicile. Montrer que je suis autonome, mais se montrer conciliant pour amadouer ceux qui me veulent du bien.

Je ne veux surtout pas être obligé de m’inventer, de nouveau, une vie qui n’est pas la mienne. Laissez-moi cette solitude qui m’enveloppe de la douceur de l’indifférence.

Mon retour chez moi s’accompagne de présences qui viennent pour m’aider : le ménage, les repas, le linge, le kiné, l’infirmière... Autant de dangers que je dois tenir à l’écart de mon jardin secret. Rien ne doit me trahir !

Mon carton à dessin disparaît au fond du placard. Photos, statuettes, revues sont enfouies dans un tiroir que je ferme à clé.

Je gère ces quelques heures de passages d’intrus, en affichant une distance qui ne supporte aucune exception. Je sais faire...

Mon rite imperturbable doit retrouver sa place, c’est ma liberté.

Comme tous les matins cette feuille vierge doit pouvoir revenir sur ma table de cuisine. Seul réceptacle de cette animalité vitale qui ne m’a pas quittée.

Visages marqués, cuisses saillantes, sexes gonflés, corps désirants, fessiers généreux... mes amants réapparaissent pour quelques minutes et se soumettent à tous mes désirs...

Ce moment privilégié avec mes dessins me permet de vivre, de rester un homme.

A peine fini, je fais disparaître toute trace, j’enfouis mon dessin avec tous les autres ; dessins que je ne reverrai sans doute jamais... dépouilles d’amants absents, mais compagnons de ma vieillesse.

Si je devais partir de chez moi, si on me plaçait dans une de ces maisons pour vieux... le pire serait sans doute de les abandonner définitivement et ne plus pouvoir, comme je le fais quotidiennement, retrouver cette chaleur, cette raison de vivre que je ressens jour après jour en les dessinant.

Plus personne ne me touche, dessiner c’est ma seule façon d’aimer.