Menu
Libération
Blog «GreyPride»

J'aimerais tellement être à sa place !

Blog GreyPridedossier
Petite chronique d'une vieillesse sans tabou
Encre FC
publié le 5 août 2019 à 10h21
(mis à jour le 5 août 2019 à 14h34)

Je déteste cet endroit.

Dès l’entrée, quand les deux portes en verre s’ouvrent, une odeur spéciale, étrange, m’agresse, me fait frissonner. Je n’attends plus qu’une chose : en repartir.

Dans la salle de gauche après l’entrée, il y a une collection d’humains dans des positions bizarres ! Assis sur des chaises avec des roues, la plupart somnolent ou ne me regardent même pas ! Pourtant en général je fais mon petit effet ....

Puis on passe à travers une salle qui sent la nourriture, des tables, des chaises... Le seul endroit où règne une odeur un peu plus agréable, malgré tout mélangée avec quelque chose d’artificiel...

On prend un ascenseur au bout du couloir pour arriver au 4ème étage ; direction dernière porte à droite.

Là, au fond de la pièce, recroquevillée dans un fauteuil, il y a une vieille dame, toute menue.

Je m’approche, elle somnole, ses yeux s’ouvrent et elle me sourit... Elle jette un regard à Daniel, mais elle ne s’intéresse qu’à moi...

- Bonjour, comment ça va ?

- Ni mieux, ni pire ...

- ...

Daniel lui sourit en lui prenant la main, elle reprend.

- Qu’est ce que je fais ici ? J’étais bien chez moi ... Ici, on nous donne à manger, à boire, un lit… mais on vit comme des bêtes ! ... Si on m’avait donné le choix : mourir de faim chez moi ou mourir d’ennui ici...

- ...

Sa main tremblante me tend une madeleine. Je ne peux pas résister !

- Je ne m’attendais pas à vieillir comme ça ! Quand je traitais les dossiers des malades et des vieux à la sécu, je ne pensais pas qu’un jour, moi aussi, je serais un de ces dossiers...

J’entends le bruit annonciateur du papier qui se déchire et un nouveau gâteau apparaît.

- Mes bijoux, les affaires de mon appartement ? Qu’est-ce qu’ils en ont fait ? Qu’est-ce que c’est devenu tout ça ?

Daniel reste silencieux, il semble un peu embarrassé... Il lui propose d’aller faire un petit tour dans le bois qui est à côté. Elle attrape un manteau, les lunettes de soleil et tous les trois, nous nous dirigeons à petits pas vers la sortie.

En passant devant la salle aux fauteuils à roulette, elle hausse les épaules et je l’entends grommeler :

- Quel spectacle !

Les portes restent closes ; il faut que Daniel capte l’attention d’une dame qui surveille les passages pour que nous puissions enfin nous retrouver au grand air. Pas facile de s’échapper...

- Mmmm ça sent bon, ça fait du bien...

Elle respire à pleins poumons et moi aussi ; je me sens soulagé. Elle regarde Daniel avec un grand sourire comme s’il l’avait libérée de je ne sais quoi.

Daniel est songeur ; je le devance de quelques mètres. Elle est tellement légère qu’elle donne l’impression de voler ; accrochée au bras de Daniel... ses pieds touchent à peine le sol.

Nous déambulons lentement dans les allées du bois : quel plaisir de retrouver mes odeurs préférées. Une pause au kiosque pour prendre un réconfort : une gamelle d’eau fraîche...

- Je n’ai pas d’argent pour vous offrir un café

- Ce n’est pas grave...Un café au lait comme d’habitude ?

- Oh oui, c’est tellement bon !

Chacun prend le temps de déguster sa boisson. Et nous voilà repartis en sens inverse...

De retour dans la chambre elle est de mauvaise humeur, dépitée, comme à chaque fois ; elle me caresse, c’est le moment que je redoute le plus.

- J’aimerais tellement être à sa place, dit-elle en me regardant puis en regardant Daniel, les yeux mouillés, presque implorante...

Qui va-t-il choisir ? Je le regarde avec mon air le plus suppliant.

Daniel me flatte le bas du dos, je remue la queue, mais je n’en mène pas large. Et si un jour il repartait de cette maison avec la vieille dame en me laissant à sa place dans ce fauteuil en similicuir ?

Je l’ai encore échappé belle. Je déteste vraiment cet endroit.