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Blog «GreyPride»

Un peu de soleil dans ma tristesse

Blog GreyPridedossier
Petite chronique inattendue d'un vieillesse sans tabou
DR
publié le 10 août 2019 à 23h48
(mis à jour le 11 août 2019 à 0h09)

Les lignes de lumière forment un tableau en perpétuel mouvement au fond de l’eau. Lignes claires qui se croisent, se font, se défont, reflets du soleil dans l’eau en mouvement.

Mon regard plonge dans l’eau transparente et suit ce tableau fugitif qui m’emporte. La sensualité de ces lignes m’évoque un tableau de Hockney, piscine californienne, jeunes éphèbes qui plongent.

L’écume des vagues vient parfois chasser ces figures changeantes et c’est la blancheur de ce tapis qui m’envahit. La chaleur du soleil vient m’effleurer, portée par le passage de ce lit foisonnant, bouillonnant. Les vagues se forment, éclatent, viennent progressivement, me lécher les pieds et se mettent en résonance avec mes pensées changeantes.

Le ciel est brouillé par quelques traînées blanchâtres. Lorsque le spectacle de l’océan ne m’absorbe plus c’est le ciel que je regarde. Masses blanches, voiles qui se déchirent dans une immobilité trompeuse, qui jouent avec ce soleil d’été dans un bleu intense.

Je reste des heures soumis à ce spectacle immobile et changeant, accompagné de mes trois chiens. Le crépuscule viendra...

Tout autour de moi c’est l’infini : étendues de sable à perte de vue, immensité de l’océan, ciel avec l’horizon comme seule limite. Les dunes, géantes de sable posées derrière moi, sont la frontière de ce monde brut, sans artifice ; derrière c’est une autre vie. Celle que je quitte quotidiennement pour pouvoir la supporter.

Ma rencontre avec François remonte à des siècles. Les années passées ensemble semblent avoir anéanti toute ma vie d’avant. Celle de ma vie parisienne, de la scène gay, des rencontres éphémères. Nous nous sommes aimés, découverts, rassurés, trompés, engueulés, réconciliés, acceptés. Plus de vingt ans de vie commune, de vie partagée.

Avec le temps, nos regards amoureux et nos étreintes charnelles ont fait place à une amitié amoureuse, qui nous emplissait d’un bonheur calme et l’évidence de vivre ensemble sans crainte de l’avenir.

A la retraite, rester dans notre appartement parisien n’était plus possible. Partir en province, près de la mer, dans une petite maison avec un jardin et plusieurs chiens était un projet enthousiasmant et réalisable, en adéquation avec nos revenus.

Nous avons cherché et trouvé une vieille maison à rénover, à quelques kilomètres de l’océan. Une nouvelle vie, dans une nature aride au milieu des pins.

Notre quotidien consistait à réparer, embellir, planter pour faire de ce nouvel abri, le lieu chaleureux de notre nouvelle vie.

Nous n’avons pas attendu longtemps pour aller chercher les chiens dans un refuge du coin. De nouveaux compagnons de vie, de nouvelles joies : cela faisait tellement de temps que François avait rêvé de ce moment. L’adoption réciproque fut immédiate : reconnaissance mutuelle d’abandons, de rejets, de recherche d’amour inconditionnel.

Au début, pendant l’été, des amis parisiens venaient nous voir pour partager quelques semaines dans notre nouveau refuge. De longs repas sous la tonnelle, les rires en apprenant les mésaventures amoureuses de nos connaissances parisiennes. La vie était douce.

Même l’hiver, nous avons su nous adapter. Les pins noirs, les fossés emplis d’eau, l’océan brutal. Le retour de nos promenades dans notre maison, près de la cheminée ; nos soirées à lire, à regarder un film sans jamais regretter notre vie précédente. Les chiens à nos pieds, «image fugitive du bonheur» comme aurait dit Françoise Sagan.

François avait fait quelques connaissances dans le village, mais soit par timidité, soit par crainte d’exposer notre relation, nous n’avons pas créé de liens étroits avec le voisinage. Nous n’étions pas du pays.

L’hiver était aussi propice à imaginer de nouveaux projets : construire une chambre d’hôte, se lancer dans la fabrication culinaires de produits que nous écoulerions dans les épiceries bio parisiennes, se mettre à la peinture... Projets abandonnés au printemps suivant.

Chaque année qui passait, nous donnait le plaisir de voir un jardin qui s’épanouissait : la glycine qui prenait possession de toute la tonnelle, les pieds de lavande qui s’épaississaient... mais aussi la vieillesse qui nous gagnait.

Nous évitions d’y penser. Les vieux ce sont les autres, ceux qui sont dans ces maisons spécialisées. Nous, c’est différent.

Ces certitudes ne nous ont pas protégées.

A 72 ans, François développa un cancer foudroyant. Les quelques semaines d’hospitalisation, les distances à parcourir pour rejoindre l’hôpital, les chiens qui m’attendaient à mon retour dans la crainte d’être abandonnés ; je n’avais pas le choix, je dus faire face.

Aujourd’hui les lavandes ont séchées, la glycine mal en point et la maison trop vide.

Repartir ? Revenir à Paris ? Je n’en ai pas les moyens et personne ne m’attend.

Ma solitude ? A quoi sert de s’en plaindre ?

Les beaux jours arrivent, je vais repartir avec mon équipage flirter avec l’océan.

Je marche, m’éloigne des baigneurs de la zone surveillée, en tirant mon caddie pour porter le nécessaire : parasol, gamelles d’eau, serviettes pour les chiens... Bric à brac d’un vieux monsieur au corps marqué par les ans.

Je passe devant un jeune homme entrain de bronzer, le corps luisant, allongé sur la plage. Je ne peux m’empêcher de le regarder. Le vieillard qui passe devant lui n’est qu’une ombre passagère.

Je vais plus loin, je m’installe et le spectacle peut commencer.

Le flux des vagues qui déferlent, le soleil qui lance ses reflets, le vent qui caresse ma peau m’accompagnent dans mon voyage intérieur.

Tel un opéra, j’enchaîne les scènes de ma vie en leur donnant le nom d’un roman de Sagan : «Bonjour tristesse», «Un peu de soleil dans l’eau froide», «Le lit défait», «La chamade», «Dans un jour dans un an», « Un orage immobile»,«The gigolo», «Des bleux à l’âme»...

Un jour, dans mon rêve, une immense vague viendra m’envelopper. Je ne me débattrai pas, je partirai avec elle, dans l’écume scintillante ; elle me portera je ne sais où...

Les chiens aboient et courent, le soleil me réchauffe : je vis.