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Blog «GreyPride»

La bonbonnière

Blog GreyPridedossier
Petite chronique inattendue d'une vieillesse sans tabou
DR
publié le 12 août 2019 à 1h04
(mis à jour le 15 août 2019 à 13h34)

Paula en avait vu de toutes les couleurs dans sa carrière de femme de ménage !

Depuis son arrivé du Portugal, elle recrutait ses patronnes et ses quelques patrons dans une banlieue chic de Paris. Le boulot ne manquait pas : deux heures par ci, deux heures par là. Les adresses de places circulaient de bouche à oreille, entre copines du pays ; mais les bonnes places étaient rares !

Passer d’un appartement à l’autre, se souvenir des manies des uns, des autres... Célibataires, couples, avec ou sans enfants, homos...

Des homos, elle n’en avait jamais vu autant ! Dans son village, on ne parlait pas de ça. Mais une fois la découverte faite, ça ne lui faisait ni chaud ni froid... après tout, chacun fait comme il lui plaît et les homos étaient plutôt gentils avec elle.

Quand on lui parla de ce couple de deux femmes assez âgées qui cherchaient une aide ménagère, sans hésiter, elle se présenta chez elles.

Le couple avait plus de soixante quinze ans et elles ne quittaient leur domicile qu’à de rares exceptions. Un physique assez sec, l’opposé de Paula qui était plus que généreuse dans ses formes. Il faut dire que son poids était son plus grand souci. Malgré ses tentatives successives pour maigrir, elle avait vu au fil des ans les kilos superflus gagner la partie, ce qui ne l’aidait pas pour passer l’aspirateur sous les lits.

Hélène se taisait et Béatrice discutait des conditions :

- Vous pouvez venir deux fois par semaine, trois heures ? Il faut faire quelques courses, le ménage et un peu de repassage.

Paula négocia son salaire, tickets services, congés... et proposa de commencer tout de suite. Elle avait une heure devant elle...

Chaque appartement dévoilait l’intimité des personnes qui l’habitaient : les photos, les meubles, les objets qui traînent... Chez Hélène et Béatrice, c’était à la fois rangé, mais un peu à l’abandon. Des sacs et des cartons entassés dans quelques recoins contrastaient avec le reste du mobilier plutôt précieux. Une dominante bleu, des meubles classiques, des tapis épais, une ambiance feutrée, à l’ancienne : une bonbonnière !

Dans la chambre, sur la commode des médicaments en quantité.

- Tout ça, vous n’y touchez pas... c’est pour Hélène, elle a des problèmes de mémoire et je dois préparer ses médicaments...

La cuisine était au carré. Pas de traces de gras ! Elle ne devait plus servir souvent.

Paula s’activa et demanda où était l’aspirateur. C’était toujours gênant de faire le ménage en présence des occupants : on se sentait observée, évaluée. Mais dans ce cas précis, il faudrait faire avec.

Comme à chaque fois, au fil des semaines, Paula prit possession de l’appartement d’Hélène et Béatrice. Quelques courses pour préparer les repas, puis le ménage : salle de bain, cuisine, aspirateur, un coup de serpillère sur les carrelages pour que ça sente le propre. La poussière ce n’était pas son fort, et surtout elle détestait déplacer les bibelots. Les petits vases, les statuettes, les cadres, les coupes : un cauchemar pour faire la poussière.

En général, soit les patrons étaient absents, soit la maîtresse de maison suivait à la trace l’avancée des travaux. Ici, les deux femmes restaient assises sans lui donner de consignes particulières.

Calées dans leurs fauteuils respectifs, dans le coin salon, les regards tournés vers Paula, elles l’observaient, comme au spectacle. Difficile d’appeler en douce sa fille ou une copine pour casser le rythme du ménage.

Dans ses allées et venues, avec le seau, le balai ou l’aspirateur, Paula leur jetait un sourire en leur demandant si tout allait bien. En général, la conversation s’arrêtait là.

Elles semblaient se distraire, simplement des mouvements de Paula dans l’appartement. Paula se prit au jeu et se décerna le premier rôle d’un film muet dont elle était la star.

Elle essayait bien de glisser par-ci par là quelques éléments de dialogue à ce film dont elle était l’actrice principale. Mais, rien n’y faisait : les deux femmes restaient silencieuses et intéressées...

Ainsi, peu à peu, Paula, d’humeur facilement fantaisiste et joyeuse, s’accommodait de ce nouveau rôle de reine du muet. Elle imaginait un piano qui accompagnait ses mouvements et quelques pancartes qui indiquaient à ses spectatrices les scènes ménagères :

- Paula dans son numéro de repassage

- Paula passe avec énergie l’aspirateur

- Paula n’aime pas le plumeau

- FIN

...

Elle pensa même à cette publicité de Plizz : se jeter avec un grand élan sur la table de la salle à manger pour enlever d’un coup toute la poussière, pour un final époustouflant. Mais ne rêvons pas, vu son poids, la table n’aurait peut-être pas résisté !

Un matin, alors qu’elle était dans sa scène «aspirateur», elle sentit une présence près d’elle, un appui, une main qui cherchait son épaule... Elle se retourna, Hélène se tenait derrière elle. Ce n’était pas son habitude...

- Qu’est-ce qui vous arrive ? Vous voulez quelque chose ?

Hélène, ne répondit rien... le regard vide.

Elle ramena la femme un peu perdue vers Béatrice.

- Viens avec moi, vient te reposer... Elle prit sa compagne par la taille et l’accompagna vers la chambre à coucher.

Un autre jour, elle surprit une conversation avec Béatrice. La dame qui s’adressait à elle devait être un médecin ou une assistante sociale :

- Vous savez, Hélène est de plus en plus confuse ; sa maladie progresse. Il va falloir faire quelque chose...

- Mais je ne veux pas que l’on nous sépare !

- Oui je comprends, mais vous n’allez pas pouvoir vous occuper toute seule d’Hélène, il faut penser à vous, vous soigner vous aussi...

- Non, je ne veux pas...

Des sanglots étouffèrent ses derniers mots.

Pour la première fois Paula, prit la mesure du drame que vivaient ces deux femmes et la raison de leur silence.

Au fil des semaines, Paula nota des changements dans leur attitude. Hélène, la suivait dans toutes les pièces en se faisant plus pressante, tandis que Béatrice restait dans son fauteuil, en regardant l’air amusé le manège de sa compagne.

Hélène, cherchait un contact physique avec Paula qui ne savait plus trop quoi faire. La repousser gentiment, l’accompagner dans son fauteuil ? Mais quelques minutes plus tard elle la retrouvait dans ses pattes.

Au fil des semaines, la situation empira. Paula se sentit mal à l’aise, son jeu d’actrice du muet ne la fit plus sourire. Elle ne voulait aucun mal à ces deux femmes, mais comment la repousser sans la heurter ?

Elle en parla autour d’elle, pour chercher une aide, un conseil... Elle ne reçut pour toute réponse que des plaisanteries graveleuses et de mauvais goût.

Sans soutien, un peu désemparée par la situation qu’elle vivait, elle se résolut à quitter les deux femmes, les laissant seules face à leur triste destin.

Quelques mois ont passé. Tout en conduisant, elle repense à cette expérience qui lui a laissé le goût amer de l’abandon.

- Que sont-elles devenues ?

- ...

- Que je suis bête, ce n’est pas comme une star qu’elles me regardaient, mais comme le bonbon de leur convoitise. Un gros bonbon portugais. Normal, dans une bonbonnière.

Attendrie par ce souvenir, elle se sourit à elle-même.

Chronique inspirée de faits réels