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Blog «GreyPride»

L'heure exquise

Blog GreyPridedossier
Petite chronique inattendue d'une vieillesse sans tabou
Gustave Courbet • Le sommeil • Petit palais
publié le 15 août 2019 à 13h26
(mis à jour le 19 août 2019 à 11h46)

Dans la pénombre de la chambre, un rayon de soleil passe à travers les persiennes baissées. Charles, la tête légèrement en arrière, repose assis contre la tête de lit, son corps allongé nonchalamment.

Un léger sourire flotte sur son visage, paupières baissées, le corps détendu, il tient l’épaule de Gisèle. Blottie sur son torse, sa main tendue vers les cheveux de Charles, elle caresse délicatement son cou.

Madeleine est de l’autre côté, sa tête repose, les cheveux défaits, sur son ventre ; elle ne pèse pas lourd... Ils ne bougent presque pas, elle joue de ses doigts avec les rayons de soleil pour dessiner des formes changeantes sur le sol.

Du trio émane un sentiment d’apaisement, de tranquillité, de sensualité.

La pièce baignée d’une lumière dorée, ressemble à un tableau oriental dans les appartements privés d’un pacha turc. Courtisanes, légèrement vêtues, cheveux tombants, dans la torpeur d’une journée d’été.

Embellis par cette ambiance, je ne vois plus leurs corps disloqués par la vieillesse, leurs vêtements mal enfilés et usés par le temps. Non, ce que je ressens n’est que calme, douceur et beauté.

Je referme lentement la porte qui était restée entre-ouverte ; je me sens un peu coupable de ce regard indiscret sur ce tableau d’une rare intimité.

La transition est brutale, de l’orient je passe à l’ambiance aseptisée de ces couloirs aux couleurs fades. Lumière artificielle, linos brillants gris clair, qui me rappellent à la réalité de mon travail.

Je me presse, cet arrêt improvisé m’a mise en retard. Nous sommes une poignée d’aides soignantes à connaître les aventures de Charles et à couvrir les allées et venues dans sa chambre, la numéro 8. Il faut rester discret, les familles n’apprécieraient sans doute pas.

Quand on parle du diable... j’aperçois dans le hall d’accueil la fille de Monsieur Charles accompagnée d’un jeune adolescent.

Je fais signe à Sylvie, une de mes collègues, et lui glisse à l’oreille :

- Regarde qui arrive, plan rouge pour la 8.

Je remonte quatre à quatre les marches pour rejoindre la chambre, embarque avec moi Clotilde pour m’aider et pendant ce temps, Sylvie va trouver un prétexte pour différer de quelques minutes l’arrivée de la famille...

Je toque à la porte et je retrouve nos 3 pensionnaires dans la même position. Il ne s’agit pas de lambiner... Nous nous approchons respectivement de Béatrice et Madeleine, leur parlons doucement, les enveloppons de nos bras pour les sortir délicatement du lit de Charles, et les raccompagnons doucement dans leurs chambres respectives.

Je ne sais pas si Charles prend conscience de cette fuite organisée. Mais il faut éviter que sa famille tombe sur ce tableau tellement normal et pourtant incompréhensible pour beaucoup de proches.

La porte refermée, tout est redevenu normal, il pourra recevoir sa visite officielle.

Nous sommes habituées à jouer ce rôle de dissimulatrices, nous essayons de gommer tout ce qui pourrait devenir source de conflit tout en préservant la liberté, à nos pensionnaires, de vivre comme ils le souhaitent. Le cas de Charles n’est pas unique...

La vie continue, visible, invisible, c’est à nous de l’accompagner pour le mieux.

Heureusement notre travail ne consiste pas qu’à laver, habiller, aider aux repas... tâches nécessaires mais tellement insuffisantes pour prendre en compte les désirs de vie de nos pensionnaires. Respecter, essayer de comprendre les comportements parfois étranges, ne pas être dans le jugement, n’est pas toujours facile. Ici, nous avons la chance d’avoir le temps pour prendre en compte ces aspects tellement humains ; je suis toujours attentive à ces petits signes, témoignages soit d’un désarroi, d’angoisses, soit de désirs affectifs ou sexuels.

Charles nous a quitté. La chambre est maintenant vide pour quelques jours avant l’arrivée d’un nouveau pensionnaire. L’espace redevient froid, impersonnel, le temps qu’un nouvel habitant vienne l’occuper avec ses quelques souvenirs.

Cette nuit je suis de garde.

En passant devant la chambre 8, la porte est restée ouverte.

Dans la lumière blafarde de la veilleuse, deux corps reposent sur le lit maintenant défait. Béatrice et Madeleine dorment sur le lit abandonné.

Fidèles à leurs rites, elles sont venues retrouvées le fantôme de Charles, pour retrouver l’apaisement et la douceur des moments passés.

Le corps de Charles n’est plus là, mais elles reviennent dans l’espoir, peut-être de le voir surgir et de nouveau former cette couche charnelle, apaisante et source de tendresse.

Il est de toute façon présent dans leurs rêves.

La nuit les enveloppe.

Je reviendrai au petit matin.

Chronique inspirée de faits réels