Un an a passé et si peu s’est passé. Toujours au même point ? Les putes sont toujours les dernières. Le paradis peut attendre.
J’ai rejoint Act Up quand j’avais 18 ans. A cette époque, on ne pensait pas trop qu’on vieillirait. C’était bête car les trithérapies étaient là mais depuis si peu longtemps que je me souviens des réflexions pour savoir combien de temps ça durerait. L’AZT n’avait été efficace que deux, trois ans, puis ne marchait plus, alors combien de temps ça durerait cette fois ? Les effets indésirables des traitements étaient si forts qu’on pensait qu’après plusieurs années on finirait par mourir à cause des traitements et non plus à cause du sida.
On était folles et paranos. Les statistiques des conférences mondiales expliquaient que 60% des gays de moins de 25 ans allaient devenir séropos avant l’âge de 60 ans. Quand on avait une vie sexuelle un peu active on pensait facilement qu’on n’y échapperait pas. Il suffit d’une capote qui craque. On luttait contre le sida comme si on n’avait pas d’autre choix. On pensait sida 24 heures sur 24. Nous étions en guerre. Et pourtant on ignorait tellement de choses, comme le fait que les traitements nous protégeaient déjà des contaminations.
Les gens pensent que les activistes sont trop violents et font n’importe quoi pour se faire remarquer mais ne servent à rien. Il y a peut-être un peu de vrai. Car comment savoir à l’avance si l’on va être efficace ? Mais la violence, qui la subit ? Aujourd’hui, j’ai l’impression que la violence dont on nous a toujours accusé, cette violence symbolique : s’allonger par terre, crier, représenter la mort en espérant interpeller ceux qui ont le pouvoir de changer les choses, c’était contre nous-mêmes que nous l’exercions.
Aujourd’hui on tolère encore moins les militants. Il y a une pensée rationnelle qui vise à mutiler les corps militants. Est-ce plus efficace que de tuer quand on veut saper les forces et le moral ? Les professionnels de la répression sauront mieux que moi.
Être la prochaine sur la liste. Quand Vanesa est morte, beaucoup de travailleuses du sexe ont parlé des violences vécues et de la peur de travailler dans des conditions qui s’empirent. Ce n’est pas comme s’il n’y avait pas eu d’autres meurtres avant, mais celui là a eu un effet profond. J’ai vu des collègues faire des burn-out, tomber en larmes et craquer complètement.
Beaucoup s’étaient mobilisées contre la loi de pénalisation des clients, en alertant sur les conséquences qu’elle aurait sur notre santé et insécurité. Mais nous n’avons pas été écoutées. On a préféré nous diffamer, raconter que nous étions un lobby proxénète, des égoïstes libérales complices de la traite des êtres humains.
Le comble de l’oppression c’est peut-être quand on ne peut même pas parler en son propre nom, et montrer son visage. Tout le monde a une opinion sur les putes. Tout le monde les exprime, mais je connais tant de personnes obligées de se taire par peur qu’on les découvre. La plupart du temps, elles se taisent, non pas pour se protéger elles-mêmes, mais pour protéger leur famille et leurs proches.
La stigmatisation ce n’est pas seulement contre la personne stigmatisée, mais aussi contre tout son entourage. Personne ne voudrait que sa fille soit prostituée disent-ils. Soutenir les droits des putes, c’est devenir suspect du pire, alors qui pour prendre le risque ? Qui serait prêt à prendre un tel risque pour sa carrière ?
Lors d’une conversation, un ami gay disait qu’après 35 ans on était vieille et que passé 40 ans on devenait invisible. Et une amie femme de répondre que ce n’était pas la culture gay, que pour les femmes c’était pire.
Nous les putes, serions les salopes complices du système patriarcal, car les hommes viennent tromper leur femme avec nous. Nous serions complices du système capitaliste parce que nous accepterions pour l’argent un culte de la performance et de la jeunesse. Quelle faiblesse de la pensée, dite de gauche en plus.
Je me souviens alors des mots de Grisélidis Réal qui disait que dans le fond, toute la frustration et la jalousie de nos sociétés retombe sur nous. Grisélidis est morte d’un cancer en 2005, quelques mois avant que je commence à devenir activiste pour les droits des travailleurSEs du sexe. Elle était vieille et malade et est restée d’une grande beauté, toute sa vie, jusqu’à la fin.
La mort des putes tout le monde s’en fout. Leur vieillesse aussi d’ailleurs. Vanesa et tant d’autres n’auront jamais le droit à la retraite, mais elles resteront éternellement belles. Les putes sont les personnes les plus fortes et les plus généreuses que je connaisse. C’est sans doute cela qui nous rend si belles et qui dérange tant : nous ne serons jamais vos victimes idéales. Les femmes déchues sont bien debout. Vous en faites tomber une, d’autres se lèvent pour la remplacer.