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Blog «GreyPride»

Ne fermez pas la parenthèse

Blog GreyPridedossier
Petite chronique inattendue d'une vieillesse sans tabou
Chemin du lac - Encre FC
publié le 22 août 2019 à 21h25
(mis à jour le 28 juillet 2020 à 12h16)

Les journées s’étirent lentement, sans drame mais sans joies. Je ne sais plus si j’ai trop le goût de vivre. Je fais encore semblant. Depuis que j’ai quitté mon appartement pour cette résidence plutôt chic, je sens que je ne suis plus tout à fait la même.

Mon nouveau cadre de vie n’est pas désagréable, le personnel est gentil, les autres résidents pas antipathiques... Est-ce le poids des ans ? De ma différence ? Le fait que mes jambes ne me portent plus et m’interdisent de me promener comme avant ?

- C’est le goûter, vous voulez une tasse de thé ou de café au lait ? Une petite madeleine ?

Je ne vais pas me plaindre, beaucoup de mes amies ont disparu avant moi.

Mais j’ai la sensation d’avoir été amputée d’une partie essentielle de mon corps, de mon coeur.

Je me suis mariée à 25 ans. L’ordre des choses était respecté. Jean, mon mari, un jeune homme promis à un avenir brillant, comme on dit dans ma famille, m’a fait la cour, je me suis laissée séduire puis aimée. Dans notre monde, la partition de nos vies semblait écrite à l’avance : se marier, être une bonne épouse, avoir des enfants, recevoir les relations de travail, faire bonne mine et surtout lisser toutes les aspérités de la vie.

Ma mère m’a appris que la docilité d’une femme envers son époux était la première qualité d’une bonne épouse. Savoir fermer les yeux, tenir son rôle et rester digne étaient les qualités premières que l’on se devait de cultiver.

Je n’étais certainement pas assez rebelle, pour envoyer balader toutes ces conventions. Il m’aura fallu du temps...

- Bonsoir, je viens pour les repas de la semaine prochaine... Je vous propose pour lundi, céleri ou betterave en entrée, poulet basquaise ou poisson pané et pour le dessert laitage ou fruit de saison ; pour mardi...

Les enfants ont grandi, la vie avec Jean était agréable, dans une aisance matérielle qui de l’extérieur pouvait faire envie. Malgré tout ce bonheur apparent je sentais une mélancolie m’envahir ; peu à peu, je suis entrée dans une dépression lente, tout doucement sans m’en apercevoir. Je pris l’habitude de prendre un petit verre pour me changer les idées. Les petits verres s’enchainèrent et lorsque les enfants partirent de la maison, les limites que m’imposaient les rythmes ménagers s’effondrèrent en même temps que les apparences. J’étais devenue alcoolique.

Toujours docile, je suivis les conseils de Jean et de mes parents à qui je ne pouvais plus cacher mon état. Je décidais donc d’arrêter de boire et de rejoindre un groupe d’alcooliques anonymes.

Dans le groupe, Sonia était une ancienne. Son allure, décidée ; ses paroles, directes ; sa présence, irradiante me fascinèrent. Je ne le savais pas encore, mais j’étais conquise.

Je fus surprise de son intérêt pour moi. Je n’étais pas radieuse, ma cinquantaine n’était pas triomphante... J’avais su garder une apparence correcte mais j’étais éteinte, comme si mon énergie vitale s’était peu à peu volatilisée.

- Bonsoir, c’est le kiné. On fait un petit tour ensemble pour faire travailler les jambes ?

Nos rencontres en dehors du groupe AA se firent plus fréquentes. En sa compagnie, je reprenais goût à la vie. Jean s’en étonna.

- Ca te réussit tes réunions ! Ca fait longtemps que je ne t’avais pas vue comme ça.

Je restai vague et répondis :

- Oui, les gens sont très sympas

Cette nouvelle amie, sans bien comprendre pourquoi, je n’en parlais pas. Je savais sans doute inconsciemment que c’était plus qu’une amie, plus qu’une de mes relations que j’avais entretenues jusqu’alors.

Moi, si discrète, si lisse, je me surpris à plus de fantaisie, à retrouver un désir de vivre que j’avais oublié.

Si Sonia, n’avait pas pris les choses en main, je crois que nous en serions toujours au même point.

Une après-midi, Sonia me fit sa déclaration :

- Tu sais nous n’avons jamais évoqué ce sujet, mais je suis lesbienne. Et j’ai envie de devenir plus qu’une amie. Tu sais je suis revenue aux réunions pour toi... Tu me plais... J’espère que je ne te choque pas. Je sais que tu es mariée, que tu as des enfants mais quel que soit ta réponse, j’avais besoin de t’en parler...

Je m’attendais à cette question, mais en même temps j’étais totalement déstabilisée. Je lui fis une réponse idiote :

- Oui,oui... mais alors tu veux dire que tu couches avec des femmes ?

Ce soir là je ne dormis pas.

Cette déclaration me fit l’effet d’un électrochoc. Jusqu’à présent j’avais fait ce que les autres avaient voulu que je fasse, j’avais tout accompli, sans me rebeller et si ma vie était ailleurs ?

J’avais bien sûr de la tendresse pour Jean, j’aimais mes enfants mais cela suffisait-il ? Apparemment non, quand je faisais le bilan de ma vie.

- C’est 18h30, l’heure du dîner. Vous descendez toute seule ?

En quelques semaines toute ma vie bascula.

Je quittai Jean, et m’installai dans ma nouvelle vie avec la femme que j’aimais.

Tous les acteurs de mon passé, parents, enfants, amis ne me comprirent pas et eurent, pour certains, des paroles très dures. Il faut dire que je ne les avais pas habitués à prendre des décisions aussi radicales...

Pendant 27 ans, j’ai vécu une relation pleine de tendresse, d’amour partagé. Avec Sonia je me suis découverte différente : légère, curieuse, épanouie...

Je repris peu à peu des contacts avec mes enfants, mais la règle était de ne pas parler de ma nouvelle compagne : la tolérance à ma nouvelle vie s’arrêtait là.

- Vous voulez rester dans le salon télé ou je vous raccompagne dans votre chambre ?

Sonia mourut d’une longue maladie, comme on disait à l’époque. Je l’ai accompagnée et aimée jusqu’à son dernier souffle.

Avec elle, a disparu mon autonomie. Tant que nous vivions toutes les deux, chacune aidait l’autre pour faire les petits travaux ménagers. Seule, cela m’était impossible.

Mes enfants me trouvèrent une résidence pour les vieilles comme moi. Brisée par la tristesse, je me laissais faire. De toute façon que dire ?

Quelques meubles et objets pour personnaliser ma nouvelle chambre et mon bien le plus précieux, une photo de nous deux prise en vacances en Bretagne. Je l’avais installée près de moi, sur la table de chevet, et je la faisais disparaître quand mes enfants m’annonçaient leur arrivée.

Par gentillesse, pour engager la conversation, je ne sais pas combien de fois on m’a demandé :

- C’est votre soeur sur la photo ? Vous êtes splendides toutes les deux !

J’esquissais un sourire pour toute réponse. Mais je sentais que mon silence m’enfermait, jour après jour, un peu plus dans ma solitude. A quoi bon expliquer que ce n’était pas ma soeur, mais la femme que j’avais aimée ? Pourquoi cette petite lâcheté ?

Bien sûr j’avais des enfants qui passaient de temps en temps, j’avais un mari que je ne voyais plus, mais ma vie ne se réduisait pas qu’à ça !

Est ce que dans ma vie, Sonia n’était qu’une parenthèse que je devais fermer parce que je suis vieille et seule ? Par mon silence, je devenais complice. Sonia je te dois au moins ça.

Une rage m’envahit, je saisis le cadre et je le mettais bien évidence près de moi.

- Bonsoir, je viens pour les médicaments.

- Entrez, entrez. Avant tout je veux vous dire quelque chose. L’autre jour, vous m’avez demandé si la personne à côté de moi sur cette photo, c’était ma soeur ; ce soir je vais vous répondre. C’est Sonia, la femme avec qui j’ai passé les plus belles années de ma vie : c’était ma femme !

Je me sentis fière et légère, en accord avec moi-même. Il ne faut pas fermer les parenthèses !

<em>Ch</em>ronique inspirée de faits réels