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Libé des forêts

Line Le Gall : «Les forêts d’algues sont très menacées alors qu’elles sont essentielles»

La chercheuse au muséum d’Histoire naturelle, coauteure d’un ouvrage inédit et richement illustré sur cette flore sous-marine méconnue, souligne à quel point ces «forêts» sont une source de biodiversité.
En 2016, une forêt de Laminaria hyperborea (algues brunes). (Photo Station biologique de Roscoff, Sorbonne Université. Wilfried Thomas)
publié le 26 août 2019 à 17h16

Loin des yeux, loin du cœur ? Ne protégeons-nous pas mieux et depuis plus longtemps la végétation terrestre que celle qui se cache sous la mer ? Et pourtant, les auteurs, Line Le Gall et Denis Lamy, parviennent à nous convaincre dans leur magnifique ouvrage, Algues. Etonnants Paysages (Delachaux et Niestlé), que les paysages terrestres se prolongent sous l'eau, qu'il y a aussi des reliefs, des vallées, des prairies, et même des forêts. Ces forêts d'algues peuvent être aussi impressionnantes que les plus belles futaies, certaines laminaires ou kelps peuvent mesurer jusqu'à 30 mètres de haut.

Ces forêts, qui réalisent la photosynthèse, font partie des écosystèmes les plus productifs de la planète. Comme les forêts terrestres, elles abritent une importante diversité d'organismes qui trouvent refuge soit dans leur canopée, soit dans les sous-bois ombragés. Les forêts d'algues sont évoquées depuis l'Antiquité. Pline l'Ancien mentionnait déjà des forêts, mais aussi des buissons, et citait les herbiers de Posidonie comme «champs de poireaux». Et quand, à la fin du XVIIIe siècle, le public se lasse des éternels dessins floraux et végétaux, le motif algal permet l'art décoratif. Pour décrire cette végétation maritime, les biologistes se sont emparés depuis une vingtaine d'années de la notion de paysage et des termes écologiques qui vont avec. Les Anglo-Saxons parlent d'ailleurs de «seascape» depuis longtemps. La spécialiste des algues, et surtout des macro-algues (ces algues géantes dont on fait des forêts), Line Le Gall a reçu Libération un jour de canicule au muséum d'Histoire naturelle, dans la fraîcheur de l'Herbier national dont elle est la conservatrice.

Les algues sont-elles des plantes ?

La question inverse se pose : «Les plantes sont-elles des algues ?» Les végétaux terrestres ont pour ancêtres des algues vertes qui se sont adaptées aux milieux terrestres. Les classifications reconnaissent de nombreuses lignées au-delà des animaux, des plantes et des champignons. Ainsi, les grandes algues brunes, les «laminaires», font partie du même groupe que le mildiou de la vigne. Ce sont de faux champignons.

Les forêts d’algues sont-elles aussi diverses que leurs équivalents terrestres ?

Les forêts sous-marines sont principalement constituées par les grandes algues brunes telles que les laminaires, dont le port ressemble à celui des arbres. En Méditerranée, où ces dernières sont peu répandues, car elles ont besoin de fraîcheur, on utilise aussi le terme de «forêts» pour les cystoseires, un autre genre d’algues brunes, qui forment des petits taillis d’une trentaine de centimètres de hauteur. En outre, on y trouve les emblématiques herbiers de Posidonie, qui remplissent eux aussi le rôle «d’ingénieurs de l’écosystème», même s’ils ressemblent plus à des prairies.

Les forêts d’algues sont-elles anciennes ?

On a beaucoup de mal à dater leur apparition. Il n’y a pratiquement pas de fossiles hormis les quelques groupes de certaines d’entre elles calcifiées.

Sont-elles aussi des réservoirs de biodiversité ?

Elles sont, comme sur Terre, le premier maillon de la chaîne alimentaire puisqu'elles font de la photosynthèse. Elles ont la même productivité en oxygène qu'une forêt tropicale sauf qu'elles sont beaucoup moins étendues sur la surface du globe. En effet, les conditions de leur développement sont bien plus contraignantes. Elles ont avant tout besoin de lumière et ne peuvent vivre qu'à moins de 30 mètres ou 40 mètres de profondeur selon la turbidité [la clarté, ndlr] de l'eau - on peut ainsi les trouver plus en profondeur aux pôles et aux tropiques car les eaux y sont très claires, ce qui leur permet de faire la photosynthèse même à plus de 40 mètres. Les algues doivent aussi pouvoir s'accrocher au substrat. Les fonds remplissant ces deux exigences se limitent à des rubans très étroits le long des côtes.

Les forêts d’algues sont essentielles à la biodiversité car elles structurent l’habitat marin. Elles sont aussi un lieu de reproduction pour les poissons et les organismes marins en général ainsi qu’un lieu d’alimentation : leurs «sous-bois» produisent une sorte d’humus nourricier où viennent se sustenter certains animaux comme les mollusques. Malheureusement, elles sont très menacées alors qu’elles jouent un rôle essentiel.

Quelle est la durée de vie d’une grande algue ?

Certaines sont annuelles, d’autres, comme les grandes laminaires, même si elles sont pérennes, n’atteignent pas la longévité des arbres et ne vivent qu’une dizaine d’années. Elles connaissent les saisons et peuvent pousser de plusieurs mètres en quelques mois. Les amas que l’on trouve sur les plages ne sont pas des algues mortes mais des «lames», sorte de feuillage que celles-ci perdent à certaines saisons. En Bretagne, les laminaires hyperboréales vont perdre leurs lames (leur partie haute), c’est ce qu’on appelle les «frondes de la Saint-Jean», à la fin du mois de juin, «fronde» désignant, comme pour les arbres, le feuillage. Une nouvelle lame remplacera la précédente et seul le stipe (l’équivalent d’un tronc) persiste plusieurs années. Ces frondes qui s’échouent rentrent aussi dans la chaîne alimentaire, comme matières détritiques.

Sont-elles aussi menacées par le réchauffement climatique ?

Les grandes algues telles que les laminaires sont inféodées aux eaux fraîches et froides. Le littoral français est la limite sud pour trouver ces espèces. La mer d’Iroise (de l’île d’Ouessant à la pointe du Raz au large de Brest) ou Roscoff sur la côte bretonne septentrionale sont très favorables à leur présence car ces courants remontent des fonds de l’Atlantique. Mais le réchauffement des eaux qui est particulièrement rapide sous nos latitudes menace leur survie. Certaines espèces parviennent toutefois à se déplacer pour conserver des conditions de vie propices en migrant vers les pôles. Et les canicules marines les touchent fortement, car au-delà d’une certaine température, elles ne se reproduisent plus. Elles sont plus menacées que certaines forêts terrestres car la population humaine est de plus en plus concentrée sur les littoraux. Donc les pollutions et les impacts anthropiques y sont plus forts : agriculture, rejet des eaux usées, fréquentation des plages, infrastructures portuaires…

Sans parler de la pêche ?

Les chaluts et dragues qui raclent les fonds exterminent très vite une forêt d’algues. Ainsi Green Peace vient d’installer des blocs de granit au large de la Suède pour protéger certaines d’entre elles en empêchant l’accès de ces engins.

Quelles protections leur assure-t-on en France ?

Tout dépend de ce qu’on appelle «protection». Le pourcentage de littoral français qui bénéficie d’un statut protégé aujourd’hui est absolument gigantesque. Mais ces parcs naturels marins restent malgré tout tributaires de l’anthropisation des littoraux et des pollutions qui en découlent. Cette protection est donc toute relative.

Y a-t-il un manque de volonté politique pour protéger ces écosystèmes si précieux ?

Comme ils sont moins visibles, on leur accorde moins de place médiatique. De plus, les algues en général souffrent de leur mauvaise réputation. Elles sont souvent assimilées à une nuisance, comme les «algues vertes» des côtes bretonnes, alors qu’elles ne sont que les symptômes d’une pollution issue d’une agriculture industrielle. En outre, elles suscitent parfois un certain dégoût, elles peuvent être visqueuses, et on n’aime pas forcément nager parmi elles ou les voir (et encore moins les sentir) pourrir sur la plage. D’autres au contraire sont appréciées pour leurs qualités nutritionnelles. Bref, elles ne laissent pas indifférent !

Ces inquiétants labyrinthes de près de 30 mètres de haut ont d’ailleurs dû déchaîner les imaginaires dans le passé ?

Comme ce paysage n'était ni visible ni aussi connu que la végétation terrestre, on a plutôt imaginé des monstres et des créatures fantasmagoriques. Ainsi dans Vingt Mille Lieues sous les mers, il est très peu question de végétal. La flore a été comme oubliée au profit d'une faune qui faisait figure de bestiaire fantastique.

Les connaît-on mieux ?

Oui, bien sûr, mais nous n’avons toujours pas atteint le niveau de connaissance que nous avons pour les plantes terrestres, il y a encore beaucoup à découvrir. On connaît bien les espèces bretonnes mais il y a des régions sous-marines du monde encore inexplorées. Ces connaissances sont aussi peu vulgarisées : il n’y a pas pour les algues l’équivalent de l’intérêt des promeneurs du dimanche en forêt, qui savent reconnaître certaines essences d’arbres ou de plantes. Et, malheureusement, les destructions vont beaucoup plus vite que nos capacités à découvrir de nouvelles espèces.