Il fait tout d’un coup un peu trop chaud dans la voiture. J’enclenche la climatisation tout doucement, pour ne pas gêner mon père qui somnole sur le véhicule passager.
A mon arrivée, ce matin à la maison de retraite, mon père m’attendait sur le banc à l’entrée. J’avais bien confirmé la veille, pour être sûr qu’il soit prêt et pour préciser au directeur qu’il ne mangera pas là.
Mon père est très heureux de cette sortie au restaurant au bord de mer. Ce n’est pas fréquent ! J’habite loin de sa maison de retraite et je n’ai donc pas souvent l’occasion d’organiser une sortie comme celle d’aujourd’hui.
Malgré son grand âge, il a conservé deux passions : la nourriture et les femmes. En l’occurrence, aujourd’hui, un bon repas de prévu , et rien ne l’empêchera, bien sûr de regarder quelques belles silhouettes féminines, si l’occasion se présente...
Je me souviendrai toujours de cet incident que l’on m’a rapporté il y a peu de temps :
Comme tous les jours, mon père attendait l’ascenseur pour rejoindre la salle à manger ; à 95 ans, avec l’aide de sa canne, il se déplace encore tout seul. Dans la cabine se trouvait déjà une femme et sa fille qui venaient sans doute de faire une visite à un résident. Quand la porte s’ouvre, mon père se trouve nez à nez avec cette jeune fille, ou plutôt nez à nez avec sa poitrine généreuse... Telle la vérole sur le bas clergé, ou plutôt tel un ourson alléché par la vue d’un pot de miel, il fondit, main en avant, pour attraper ces fruits qui ne demandaient qu’à être cueillis. Inutile de vous préciser qu’à son âge mon père est passablement désinhibé et susceptible de passages à l’actes assez fréquents... A la vue de ce vieux monsieur, ce précipitant, main ouverte, le regard brillant, vers l’objet de tous ses désirs, la pauvre dame tira sa fille près d’elle, repoussa l’envahisseur, en opposant son corps comme rempart à la lubricité de mon père. Plus de peur que de mal ; mon père se fit sermonner et l’incident fut clos...
Je savais que mon père avait toujours eu un goût affirmé pour la gente féminine, mais en vieillissant, j’en avais la confirmation.
Nous continuons de rouler. Maintenant réveillé, il me pose les quelques questions d’usage :
- Alors, tu es content de ton travail ? Ça marche bien ? Tu gagnes bien ta vie ?
- Ça fait longtemps que je ne t’avais pas vu...
Nos rapports n’ont jamais été d’une grande intimité, ainsi les échanges se limitent à des questions banales, qui ne dévoilent rien de nos vies respectives. Une tendresse silencieuse, pourrait-on dire...
Les seuls moments où nous nous sommes rencontrés c’est lors de moments très particuliers : l’orchestre quand je jouais avec lui, la pêche quand nous attendions des heures dans son petit bateau qu’un gardon veuille bien se laisser attraper, lors d’un bon repas quand mon père attrapait la bouteille que l’on venait de finir et soufflait dedans en imitant la sirène d’un bateau en me regardant...
Je lui réponds, sans donner plus de détails à des questions qui n’en demandent pas. Je suis à la fois heureux de passer ce temps avec lui, mais je sais aussi que nous ne savons pas communiquer et que nos échanges ne nous permettront pas d’aller bien plus loin...
Un jour pourtant, il m’a fait un coup incroyable. Je reçois un coup de fil de sa part au bureau :
- Allo, François ? C’est toi ? Ca va ? Il faut que je te parle. Je suis très ennuyé... on vient de me dire que je ne corresponds plus aux critères et que je vais devoir partir...
- Comment ça ? Qu’est-ce que tu me dis ?
- Oui, oui, c’est le directeur qui est venu me voir ce matin. Il m’a dit :«Vous ne pouvez plus rester chez nous, vous ne correspondez plus aux critères, vous allez devoir quitter votre chambre»
- Mais quels critères ?
J’étais abasourdi. Comment pouvait-on dire à mon père qu’il ne pouvait plus rester dans sa maison de retraite. En quelques secondes je m’imaginais devoir trouver une autre solution, me déplacer pour engueuler le directeur, prendre mon père sous le bras avec toutes ses affaires...
- Mais il s’est passé quelque chose ?
- Non, non, rien...
- Mais pourquoi alors ils veulent te chasser ?
- Je ne sais pas
(grand silence)
- Poisson d’avril !
Je ne sais pas si j’étais soulagé , culpabilisé d’avoir pensé à la situation comme un problème à régler, heureux de voir que mon père pouvait faire encore des coups pareils...
Quel était le message ? Je ne sais pas...
On approche du restaurant en bord de mer. La saison n’a pas encore commencée, et je peux me garer près de la plage, tout près du restaurant.
Mes souvenirs me rendent nostalgiques.
- Tu le connais, ce restaurant ?
- Non, j’ai regardé sur internet, et je pense qu’il n’est pas mal
- Ça va changer de la cantine !
On s’installe, face à la mer. La paillote n’est pas prétentieuse, mais sympathique. Le serveur nous passe la carte, et je vois mon père se régaler à l’avance en lisant les plats qui sont proposés. Dans le temps je me souviens des repas de la chaîne des rôtisseurs, obédience dans laquelle mon père avait été nommé grand chevalier.
Parler de ce que l’on allait manger, de ce qu’on avait manger, de ce que l’on mangera, semblait être un puits d’inspiration sans fin ! Un atavisme du sud-ouest ?
Je retrouve mon père, assis à la table, dans cette paillote, comme le grand maître de la confrérie, tunique bleu, chaine dorée de l’ordre de la rôtisserie... prêt à juger les différents mets qu’on s’apprête à lui soumettre. Le collier d’appel anti-chute, qu’il a gardé autour du cou redevient l’espace d’un instant la médaille d’honneur du grand juge des saveurs culinaires.
Gambas au whisky, poisson à la plancha puis crêpes Suzette, arrosé d’un bon vin... Je suis heureux de le voir si réjouit et de partager ce moment avec lui.
La plage, puis la mer toute proche. Un air de vacances pour moi, de liberté pour lui...
Je le regarde, ne sachant pas quoi lui dire : «c’était bon ! Tu as aimé ?» Rien d’intime, si ce n’est un échange de sourire.
Quand des amis de mes parents me demandaient devant lui :
- Alors c’est quand qu’on te marie ?
Mon père avait trouvé la parade à cette tentative d’intrusion dans mon intimité :
- Oh ! Il est bien trop malin pour ça !
Et on refermait la parenthèse...
Le serveur s’approche :
- Vous avez bien mangé ? Un petit digestif ?
- Et ben je ne dirai pas non.. vous avez un petit Armagnac ?
Ce n’est pas raisonnable, mais à quoi bon le priver de ce plaisir. Je ne veux pas y penser, mais au fond de moi, je sais que c’est peut-être la dernière occasion d’aller au restaurant ensemble.
L’urgence n’y fait rien. Comment commencer à engager un dialogue quand nous avons appris, pendant toutes ces années, à ne pas parler. J’aimerais savoir, j’aimerais lui dire, mais seul le silence nous lie.
Il fait bon, jouissons simplement du moment qui passe.
C’est l’heure du voyage de retour. Il ne se plaint pas, heureux sans doute de cette journée ensemble. A moitié dans la réalité, à moitié dans ses rêves.
Je sais que je vais partir tout à l’heure de cette maison, en le laissant aux bons soins d’inconnus. Pourquoi je ne l’ai pas pris avec moi ?
Nous n’échangerons que par téléphone, le temps que je puisse revenir et peut-être manger dans un autre restaurant et rejouer nos rôles respectifs : père et fils, complices silencieux de nos vies divergentes.
Y-aura-t-il une prochaine fois ?