La décomposition du système des partis politiques français s'accentue. Depuis le début de la Ve République, il n'a en réalité jamais cessé de se compliquer. Avec le général de Gaulle, il y a eu la tentation et même la tentative de créer un parti dominant, exerçant au nom de l'unité nationale une hégémonie sur toute la scène politique. C'était le rêve d'un parti soliste. A partir de l'ascension d'un Parti socialiste mitterrandiste, on est passé à un duo franchement antagoniste. En apparence un faux duo, puisque chaque camp constituait en fait une alliance (PCF et radicaux de gauche avec le PS, giscardiens et centristes avec l'UNR puis RPR), mais en réalité, un vrai duo tant le gaullisme dominait le centrisme, même sous Valéry Giscard d'Estaing, et tant le PS asphyxiait le PCF. C'était l'époque ou s'affrontaient le parti du pouvoir, néogaulliste, et le parti d'alternance, socialiste virant à la social-démocratie. Puis a surgi, au milieu des années 80, un intrus alors inattendu, avec le Front national de Jean-Marie Le Pen.
Dès ce moment, le système a commencé à claudiquer, le déclin du PCF s'accélérant et le FN s'enracinant. En pratique, on passait du duo classique au trio baroque. Le surgissement des écologistes a ensuite introduit un nouveau facteur, lui aussi extérieur au panorama traditionnel, lui aussi sujet, comme le FN, a de brutales variations. Avec ce quatuor boiteux, la mécanique serrée de la Ve République a commencé à se déverrouiller. Alternances et cohabitations se sont succédé à un rythme croissant. L'introduction du quinquennat a accentué le tempo. Un brin de frénésie, beaucoup de renversements de situation, peu de vraie stabilité (sauf avec Lionel Jospin). Plus près de nous, la percée des Insoumis de Jean-Luc Mélenchon a doublement accentué les premiers dérèglements. Idéologiques, avec une ligne franchement antisystème ; électoraux, avec, comme les Verts, des scores en dents de scies. Ce quintette-là pourrait s'intituler le quintette des dissonances. La contagion a d'ailleurs gagné les deux partis piliers de la Ve République, PS et LR, devenus à leurs tours théâtralement friables.
Cette phase-là a installé fragilité et instabilité. L’élection fracassante et inopinée d’Emmanuel Macron, avec dégagisme, dislocation et mystère a fait le reste. La République en marche constitue - pour combien de temps ? - la sixième composante de cette fragmentation spectaculaire. Nous voici avec un sextuor politique, tumultueux et fragile, dont l’espérance de vie est le secret le mieux gardé de la république. La scène politique française, le système des partis, ressemble désormais à un concours de châteaux de sable sur une plage normande, exposé à être balayé par une averse soudaine, comme celle qu’ont d’ailleurs incarnés les gilets jaunes.
Cela ne signifie évidemment pas que tous les membres du sextuor se trouvent dans une situation identique. Le plus robuste semble être le Rassemblement national, dont le socle apparaît désormais bétonné. Ses militants ne sont pas nombreux, ses élus locaux sont rares, sa représentation parlementaire est faible, sa présidente n'est pas la personnalité politique la plus brillante mais le RN est devenu le réceptacle naturel de toutes les colères, de toutes les peurs, de toutes les frustrations et de tous les ressentiments. Le torrent nationaliste européen le porte. Le RN est devenu le pilier le plus puissant au sein d'un système qu'il abhorre. Les Insoumis semblaient portés par une dynamique antilibérale et par le charisme littéraire de Jean-Luc Mélenchon. Aujourd'hui, ils vacillent et les élections à venir (municipales, cantonales, régionales) s'annoncent redoutables pour lui. En revanche, une crise sociale violente pourrait le remettre en selle. Avec Yannick Jadot, les écologistes, portés par un mouvement de société impressionnant, ont un leader qui a une stature, une autorité et surtout une maturité jusqu'alors inimaginable chez les Verts. L'instabilité générale peut le porter, les déceptions et les craintes le promouvoir. Le Parti socialiste, quant à lui, n'est pas mort mais gravement blessé. Il peut se relever (l'Espagne, le Portugal, peut-être l'Italie le prouvent) s'il se découvre un leader et s'il retrouve un projet. Il n'est cependant pas - pas encore ? - convalescent. Même chose pour LR : l'épine dorsale de la Ve République apparaît tragiquement démunie de présidentiable, d'unité et de séduction. Mais la France penche à droite et ne peut pas se satisfaire du RN et de LREM. LR n'a ni idées ni visage mais conserve un électorat potentiel.
Quant au parti du Président, il a beaucoup mieux résisté aux élections européennes que ses cinq adversaires ne l’imaginaient. C’est une construction atypique et vulnérable, étroitement dépendante de l’image et de la force d’Emmanuel Macron. Un électorat homogène, un chef de file hors les murs, bousculant sans cesse les clivages. Pas d’enracinement mais de la souplesse, un mouvement expérimental, exposé et transgressif. En régime parlementaire, il se fracasserait. Dans notre France présidentielle, il avance sans savoir s’il sème des espérances ou des rejets. Sans doute les deux.