Le sociologue américain Immanuel Wallerstein, considéré comme l'une des figures tutélaires de la gauche intellectuelle internationale, est décédé dimanche à l'âge de 88 ans. Francophone, il a commencé à travailler sur l'Afrique de l'Ouest post-coloniale et a inventé le concept de «système-monde» dans le prolongement des travaux de l'historien Fernand Braudel (1902-1985) et son concept d'«économie-monde». L'américaniste Romain Huret souligne sa fidélité au marxisme, même en pleine guerre froide, et l'aspect visionnaire de son travail, «au XXe siècle, ce système-monde entre progressivement en décomposition, selon lui, car il ne trouva plus les espaces nécessaires à son expansion et se heurta aux limites écologiques de la planète». Le sociologue et militant syndical Christophe Aguiton raconte comment Wallerstein a participé, dès ses débuts à Porto Alegre, au mouvement altermondialiste. Militant jusqu'à la fin, celui qui se déclarait «intellectuel public» a tenu un blog où il analysait l'actualité géopolitique jusqu'à cet été.
Tribune. On doit souvent tout à ses années de formation. L'université Columbia de New York changea à jamais la vie du jeune Immanuel Wallerstein. Dans les années 50, en pleine folie maccarthyste, le campus connaît une effervescence intellectuelle exceptionnelle. Vous y croisez dans les travées ombragées du lieu Robert Merton, Paul Lazarsfeld, Daniel Bell, Richard Hofstadter, Martin Lipset ou encore C. Wright Mills. Hantée par le désastre de l'Holocauste et les dérives totalitaires de l'Europe dans l'entre-deux-guerres, cette génération d'intellectuels a l'ambition d'offrir des modèles globaux d'interprétation du monde et de les diffuser dans l'espace public. Elle croit également à l'unité des sciences sociales et au potentiel heuristique de l'interdisciplinarité. Le sociologue C. Wright Mills se félicitait alors que celles-ci «soient devenues le dénominateur commun à notre période». Wallerstein retint les leçons de ses maîtres de Columbia, notamment Mills, tout au long de sa carrière universitaire, même s'il sut très vite marquer sa singularité.
Sa fidélité au marxisme fut la première. Alors que nombre de ses collègues états-uniens s'éloignèrent des canons du marxisme dès l'après-guerre en raison de la chasse aux sorcières et du triomphe du consensus centriste, alors que d'autres préférèrent un marxisme d'inspiration gramscienne - «ce marxisme que l'on peut présenter à sa belle-mère», selon la formule mordante de T. Jackson Lears -, Wallerstein ne changea pas de famille pour une autre tout en gardant un œil critique sur l'orthodoxie familiale. Il se distingua également en s'intéressant à l'Afrique pour son doctorat et remit en question le nationalisme méthodologique de nombreux travaux sur les mouvements sociaux. Comme Mills et d'autres militants aux Etats-Unis, très inquiets de la guerre froide et de la course à l'arme nucléaire, le jeune doctorant chercha à comprendre les indépendances en Asie et en Afrique et la profonde transformation du monde qu'elles provoquent. Ce déplacement de focale lui permit de faire un pas de côté salutaire par rapport à la domination de la théorie de la modernisation, alors très prégnante sur les campus états-uniens. Ce concept de guerre froide, porté par les économistes, appliquait de manière grossière un schéma identique de développement à l'ensemble des nations, et trouva très vite un terrain d'application dans les nations indépendantes par le biais des financements américains et internationaux. Pour s'en démarquer, Wallerstein amorça une réflexion plus systémique sur l'économie mondiale et les relations de dépendance entre les nations. Ce chantier le conduisit à intégrer dans ses questionnements une perspective historienne.
La rencontre avec l'historien Fernand Braudel renforça cet intérêt pour la longue durée, ce concept cher à l'école des Annales. Par l'entremise de Clemens Heller, les deux hommes se rencontrèrent à Paris au début des années 70, alors que Wallerstein avait entamé l'écriture de son premier opus, The Modern-World System. Baignant dans une même culture interdisciplinaire, une similaire attention pour les aires culturelles et une conception unitaire des sciences sociales, ils entamèrent un riche dialogue autour des structures du capitalisme, de son expansion spatiale et du rôle de l'innovation. L'Ecole des hautes études en sciences sociales devint sans surprise la seconde maison de Wallerstein, et des liens étroits avec la communauté intellectuelle française se mirent en place.
Dans ce contexte très fertile, il publia le premier tome de The Modern World-System en 1974. Avec un puissant esprit de synthèse, il y déroula l'histoire pluriséculaire de la construction d'échanges marchands inégaux entre des centres et des périphéries, entre lesquelles s'intercalèrent des zones semi-périphériques. Aux tenants de la modernisation, Wallenstein rappela la diversité des situations ; à ses amis marxistes, il proposa une interprétation du monde qui ne se limitait pas aux seuls Etats industriels. Au XXe siècle, ce système-monde entra progressivement en décomposition, selon lui, car il ne trouva plus les espaces nécessaires à son expansion et se heurta aux limites écologiques de la planète.
Dans les années 2000, ses travaux trouvèrent un écho croissant avec l'émergence des débats sur la mondialisation, la prise de conscience de la catastrophe écologique et l'apparition d'alternatives intellectuelles et politiques. Tout comme l'œuvre de C. Wright Mills, son mentor, celle de Wallerstein fut relue à l'aune de la victoire du néolibéralisme. Assumant pleinement son statut d'intellectuel public» (public intellectual), il intervint inlassablement dans la mouvance altermondialiste (lire ci-contre) et tint un blog pour analyser l'actualité géopolitique et sociale jusqu'à sa mort.
Dans l’université, ses analyses furent parfois plus contestées. Le succès de l’histoire globale et de la nouvelle histoire du capitalisme fit de Wallerstein une cible facile. Certains lui reprochèrent ses réifications, voire simplifications historiques ; d’autres cherchèrent à dépasser la dichotomie entre centres et périphéries pour épaissir les relations d’interdépendance dans le monde ; d’autres, enfin déplorèrent son approche trop structurelle qui tendait parfois à étouffer les acteurs et les actrices, surtout dans une durée aussi longue et à négliger la diversité de leurs statuts sociaux et salariés. Sans surprise, l’hyperspécialisation des champs sur les campus n’a fait que renforcer les critiques au sein du monde universitaire où l’effort de généralisation est souvent perçu avec suspicion. Quel universitaire oserait se lancer dans une étude pluriséculaire sur la naissance du capitalisme dans le monde entier ? Dans l’économie de grandeur de l’université contemporaine, de telles enquêtes sont désormais écrites le plus souvent à plusieurs mains.
In fine, c'est sans doute ce qui reste du travail d'Immanuel Wallerstein : une proposition intellectuelle d'interprétation du monde. Sa thèse sur le système-monde capitaliste, et sa décomposition en cours, n'a pas fini d'être discutée. A une époque où les sciences sociales ne sont plus vraiment la grammaire du monde, il faut néanmoins continuer à croire en leur capacité à donner un sens à celui-ci. Dans The Sociological Imagination (1959), le mentor de Wallerstein, C. Wright Mills, invitait les chercheurs en sciences sociales à s'impliquer dans le combat entre «les lumières et l'obscurantisme» et à mettre en pratique une «politique de la vérité». A sa manière, Immanuel Wallerstein l'a fait tout au long de sa vie, fidèle en cela à ses maîtres de Columbia.
Derniers ouvrages parus : American Tax Resisters (Harvard UP, 2014) ; Experts' War on Poverty (Cornell UP, 2018).