Tribune. Lorsqu'une grande figure disparaît (lire Libération du 6 septembre), qui aura traversé le siècle, décrit sa trajectoire, pris part à ses combats, créé toute une école de pensée et suscité de fortes oppositions, il est banal de dire qu'une époque se termine. C'est pourtant bien ce que je ressens aujourd'hui, tout en essayant de ne pas trop céder à l'émotion qui déforme les perspectives, mais donne aussi la force et le désir de rendre justice à une œuvre aussi gigantesque. Elle s'organise autour d'une idée-force : celle du «système-monde» engendré au XVIe siècle par l'expansion européenne - dont il croyait désormais pouvoir annoncer qu'il est entré dans sa phase finale. Mais lui-même n'a cessé d'explorer de nouvelles possibilités de savoir au-delà de son postulat initial. C'est sur ce terrain que je voudrais me placer pour en évoquer au moins quelques aspects et quelques problèmes, persuadé que Wallerstein, homme passionné capable de grandes amitiés et de grandes inimitiés, mais réservé sur ses sentiments intimes, n'aurait pas souhaité que je procède autrement.
Il entre bien sûr une part de subjectivité dans mes choix, car si, depuis que nous nous étions rencontrés en Inde à l'occasion d'un colloque sur les «classes et les stratifications de l'économie-monde» et que, devenus amis, nous avions entrepris de travailler ensemble à l'analyse du racisme et des conflits ethniques dans le monde contemporain, j'ai pris connaissance d'une très grande partie de son travail et de ses engagements (notamment ceux qui ont fait de lui l'un des inspirateurs théoriques du Forum social mondial et de l'altermondialisme), je reste attaché par prédilection à ce qui m'a ouvert de nouveaux horizons ou m'a contraint de penser autrement. Je veux aussi essayer de corriger ce qui, relativement, m'apparaît comme une sous-estimation de son originalité dans le public intellectuel français. J'en vois la raison pour une part dans l'ombre portée par la gloire de Braudel (dont il suffit pourtant de lire le volume sur le Temps du monde pour comprendre à quel point leurs dettes intellectuelles sont réciproques), et pour une part aussi dans le retard avec lequel ont commencé à se développer en France les travaux d'«histoire connectée», dont le premier volume de son propre grand œuvre, The Modern World System, paru en 1974 (!), constituait déjà un exemple magnifique. Mais on oublie souvent les précurseurs (1)…
Le premier aspect que je retiendrai, décisif, est l'élaboration d'une catégorie de «capitalisme historique» qui s'inspire, évidemment, de la conception marxiste du capital en tant que rapport social d'extraction et d'accumulation d'une survaleur à partir de l'exploitation du travail-marchandise, mais qui en subvertit totalement les présupposés de philosophie de l'histoire «occidentalo-centristes». Elle émerge des théories de la dépendance postcoloniale et de l'échange inégal, remet en question le postulat économiste (entériné par Marx) de l'homogénéisation des taux de profit dans la concurrence, et démontre que si, dans l'histoire du capital, le «centre» impérialiste est par définition dominant, c'est la transformation de la «périphérie» qui est à long terme déterminante. C'est ce qui engendre aujourd'hui l'interruption des cycles réguliers auxquels se fient toujours les économistes, même lorsqu'ils s'écartent du mainstream et se préoccupent de «stagnation séculaire», et débouche sur le problème de la mutation systémique.
Ici s'ouvre une question délicate, épistémologiquement autant que politiquement. Telle que je la perçois (et que parfois je la conteste), la pensée de Wallerstein est habitée par une très forte tension entre le point de vue du système et celui de l'histoire. Le premier fait souvent croire à une volonté de simplification a priori, ou à une tendance réductionniste (bien qu'elle puise ses modèles auprès des théoriciens de la complexité et de l'instabilité structurelle, avant tout chez Prigogine), alors que le second fait craindre une retombée dans l'empirisme (bien qu'il procède essentiellement du souci de différencier régionalement les évolutions au sein d'un même «monde»). Cette tension se résout dans l'analyse concrète, qui regorge de développements provocants, nourris en particulier de la passion de Wallerstein pour les analyses géopolitiques (comme l'étude de la fonction «stabilisatrice» du partage de Yalta et de la guerre froide dans l'histoire du capitalisme du XXe siècle, aujourd'hui privé de cet élément régulateur).
La politique de Wallerstein est elle aussi caractérisée par la réunion des contraires, dans une dialectique ouverte. Toute transformation réelle est «mondiale» ou bien elle reste ineffective : déjà les révolutions de 1848 et l’ébranlement général de 1968, dont est sorti par contrecoup le néolibéralisme actuel, véritable «contre-révolution» sous laquelle nous vivons encore, en seraient l’illustration. Mais ce qui nourrit et cristallise les «mouvements antisystémiques» (concept élaboré par Wallerstein avec ses amis Giovanni Arrighi et Terence Hopkins), ce sont toujours des situations locales très spécifiques, des énergies terriennes, urbaines, domestiques autant que planétaires. C’est pourquoi nous avons besoin, pour affronter le «chaos» global, d’insurrections et d’utopies qui communiquent entre elles plutôt que d’organisations centralisées. On ne s’étonnera pas que Wallerstein ait été si proche du «subcommandant» Marcos et des zapatistes du Chiapas en même temps qu’il s’associait au renouveau actuel du socialisme aux Etats-Unis.
Il m’est arrivé d’ironiser sur la «prédiction» que Wallerstein aimait à réitérer à propos des issues possibles de la décomposition du capitalisme historique dans la «mondialisation» financière et dans l’affrontement de plus en plus violent entre les candidats à l’hégémonie : à l’échéance d’une ou deux générations, écrivait-il, 50 % de chances pour qu’elle engendre un système encore plus inégalitaire et dictatorial, 50 % de chances pour qu’elle débouche sur une révolution de l’égalité et de l’autonomie, autant que ces choses sont humainement possibles ! Je n’étais pas loin d’y voir une lapalissade. J’avais tort. C’est plutôt une allégorie du combat entre la domination et l’émancipation collective («l’esprit de Davos» et «l’esprit de Porto Alegre»), dont - contre toute évidence - le résultat n’est pas joué d’avance. Histoire et système, encore et toujours. Oui, Immanuel.
(1) Seuls les deux premiers volumes de la quadrilogie ont été traduits en français (chez Flammarion), et ne sont d'ailleurs plus disponibles. Heureusement d'autres ouvrages le sont, dont Impenser la science sociale. Pour sortir du XIXe siècle, que Dominique Lecourt et moi-même avions publié en 1991 dans la collection que nous dirigions aux PUF, ainsi que beaucoup d'autres depuis.