La crise des régimes parlementaires, cette forme la plus classique de la démocratie, devient de plus en plus théâtrale. L'impression se répand d'une maladie pernicieuse frappant tour à tour les Parlements les plus vénérables et les mieux enracinés. La Chambre des communes, qui fait figure d'ancêtre et de modèle pour tous les Parlements, se trouve depuis le 10 septembre «suspendue» pour cinq semaines, au moment même où, avec le Brexit, se joue l'avenir du Royaume-Uni. Si cette dépossession n'est pas formellement inconstitutionnelle, elle peut être ressentie que comme une violente agression politique et une humiliation sans précédent. La démission du Speaker des Communes et la guerre de procédures implacable entre Boris Johnson et les députés vont dans le même sens. Le Premier ministre de Sa Gracieuse Majesté fait tout pour forcer la main des élus.
En Italie, où l’instabilité gouvernementale se compare à celle de notre Quatrième République, l’irruption des populistes (Cinq Etoiles et Ligue) et les renversements d’alliances spectaculaires discréditent dangereusement le régime parlementaire. Matteo Salvini est d’ailleurs suspecté de vouloir mettre en place un régime bien plus autoritaire. En Espagne, le gouvernement socialiste, pourtant populaire, ne dispose d’aucune majorité réelle et paraît donc inévitablement en sursis. En Allemagne enfin, l’enlisement de la «grande coalition» CDU-SPD ne cesse de s’accroître. La fin de règne d’Angela Merkel tourne à l’immobilisme et les alternatives n’ont rien d’évident. La puissante Allemagne commence à douter de son modèle.
Nos quatre principaux voisins sont donc touchés par la crise des régimes parlementaires et l’on pourrait y joindre les Belges, les Autrichiens et les Néerlandais. Il y a, c’est vrai, des motifs spécifiques à ce dérèglement des systèmes parlementaires. Le Royaume-Uni doit affronter avec le Brexit sa pire épreuve depuis 1945. Les députés bataillent de toute leur force, mobilisant l’arsenal incomparable des procédures avec autant d’imagination que de pugnacité. Mais leur incapacité à soutenir une solution viable en près de trois ans les a profondément déconsidérés. L’inévitable dissolution pourrait bien tourner au profit de Boris Johnson.
En Italie, une alliance surprise entre les socialistes et le Mouvement Cinq Etoiles témoigne de la résistance des parlementaires face à la tentation autocratique de Matteo Salvini. Mais, là encore, celui-ci risque de remporter la mise l'an prochain. L'Espagne reste exposée à la querelle inachevée de l'indépendantisme catalan. Quant à l'Allemagne, elle s'inquiète à juste titre de la montée de l'extrême droite AfD, désormais deuxième parti en Saxe et dans le Brandebourg, d'autant plus que son enviable économie connaît en ce moment des ratés. C'est donc bien, ici et là, l'architecture parlementaire qui se fissure.
On dira que les régimes autoritaires ne se portent pas toujours mieux, bien au contraire. En Russie, Vladimir Poutine, si méthodique et implacable sur la scène internationale, vient de subir un échec électoral à Moscou, même s'il se conforte en province par des moyens que la morale démocratique réprouve. En Turquie, Erdogan est humilié à Istanbul et va d'échec économique en échec économique. Au Brésil, la popularité de Jair Bolsonaro s'effondre. Si les régimes parlementaires s'affaiblissent, les autocraties ne triomphent donc pas pour autant. Reste que les causes des dérèglements parlementaires ne semblent pas près de disparaître.
Partout, le fossé entre les peuples et les élus s’est creusé, y compris en France cela va de soi, comme jamais depuis bien longtemps, comme jamais au moins depuis les années 30. Partout, le populisme progresse, qu’il soit au pouvoir (Donald Trump, Boris Johnson, les régimes européens «illibéraux»), ou qu’il soit dans l’opposition (en Allemagne et en Italie). Partout il est déjà puissant, en France notamment, et il prospère bien plus à l’extrême droite qu’à l’extrême gauche où il subit des échecs (Grèce, Espagne, France).
Au populisme fortifié, il faut ajouter la grande peur de l’immigration qui contribue à déstabiliser les régimes démocratiques et le fait qu’à peine sorties des effets de la crise économique de 2008, les pays européens se voient menacés par de nouveaux risques économiques : ralentissement de la croissance, instabilité des échanges commerciaux perturbés par l’affrontement Etats-Unis-Chine et par le Brexit, crainte de bulles financières, etc. Sans oublier les conflits militaires qui menacent de dégénérer. Autant de facteurs qui favorisent les populismes et affaiblissent les démocraties.
Face à cela, les réponses nationales ne suffisent pas. Les turbulences que rencontrent les régimes parlementaires européens sont le symptôme des dérèglements qui frappent le Vieux Continent. Les nationalismes progressent. L’Union européenne régresse. C’est à cette échelle-là qu’à l’issue du Brexit il faudra imaginer des répliques et que, peut-être, la France y tiendra un rôle.