Questions à Laurent Fourchard, historien et politiste, directeur de recherche au Centre de Recherche internationale (CERI) de Sciences Po. Ses recherches, à la croisée de la sociohistoire, de la sociologie politique et des études urbaines, portent sur les pratiques de sécurité, les menaces criminelles, les politiques d'exclusion et les violences au Nigeria et en Afrique du Sud. Il vient de publier Trier, exclure et policer : Vies urbaines en Afrique du Sud et au Nigeria aux Presses de Sciences Po.
Dans quelle mesure les villes que vous avez étudiées divisent autant qu’elles rassemblent leurs habitants ?
Deux lectures dominent la compréhension des divisions sociales à l’œuvre dans les grandes métropoles d’Afrique. L’une souligne le poids de l’urbanisme colonial opposant un centre européen privilégié entouré de quartiers sous équipés en termes de services, de logement, de transport, un héritage encore visible aujourd’hui dans le paysage de nombreuses villes du continent, particulièrement en Afrique du Sud. L’autre insiste sur les effets des politiques néolibérales sur l’accroissement des inégalités sociales liées à la massification de la pauvreté urbaine et du chômage et la précarité croissante de la majorité des emplois informels depuis les années 1980.
Les dynamiques sociales des métropoles étudiées dans ce livre (Johannesburg, Le Cap, Lagos, Ibadan, Kano) correspondent en partie à ces lectures : ces villes sont réputées dangereuses dominées par des quartiers populaires dans lesquels l’emploi informel et le chômage est hypertrophié et les services publics souvent absents. Cependant si les dimensions raciales du projet colonial et néolibérales de l’urbanisation mondiale sont à garder à l’esprit elles ne disent pas tout du poids des ingénieries bureaucratiques, politiques et sociales dans la fabrique de formes d’exclusions dans ces métropoles. L’approche à la fois historienne et ethnographique de ce livre montrent d’autres divisions à l’œuvre. C’est notamment les manières singulières dont le maintien de l’ordre opère au quotidien dans ces villes. Les quartiers populaires sont policés, moins par les appareils de l’Etat que par des organisations volontaires actives sur un long 20ème siècle.
Ces groupes - appelés vigilantes dans la littérature anglophone - divisent autant qu'ils rassemblent. Ils cloisonnent la ville en de multiples espaces, le plus souvent le quartier, 'protégé' la nuit par des gardes qui identifient des cibles perçues comme des menaces. La menace du bandit armé (armed robber) conduit à la création des premiers groupes de vigilantes à Lagos et Ibadan dans les années 1930 ; il devient dans les années 1970 avec la multiplication d'armes à feu automatique l'incarnation du mal absolu dans l'imaginaire populaire. L'essentiel des dispositifs de sécurité à Lagos ou Ibadan aujourd'hui est lié à cette figure du bandit armé étranger au quartier, raison pour laquelle les non-résidents sont l'objet de toutes les suspicions. En Afrique du Sud, la cible principale sont plutôt les jeunes oisifs du quartier (appelé tsotsi dans la langue des townships) un terme qui signifie aussi gangster ou petit délinquant. Les tsotsis tiennent les murs, ils dépouillent les mineurs les soirs à la sortie des bars et harcèlent filles et femmes des quartiers voisins. Sous l'apartheid, tout jeune trainant dans la rue à une heure indue est identifié à un tsotsi et pouvait dès lors être frappé par des adultes. Nombreux furent aussi les affrontements entre les années 1960 et le milieu des années 1990 entre les associations vigilantes des résidents de longue date des townships et celles des migrants temporaires et précaires installés à proximité dans les baraquements pour célibataires (hostels).
Cet héritage est encore en partie présent : les jeunes sont les cibles routinières des fouilles dans les quartiers du Cap et les migrants internationaux ont remplacé les migrants sud-africains comme cible épisodique des groupes vigilants des townships. Si ces groupes exacerbent donc les divisions ils constituent aussi paradoxalement un ferment pour rassembler des résidents autour d’un projet commun. Les habitants d’une rue, les membres d’une association de propriétaires ou les notables d’un quartier peuvent mobiliser les résidents pour édicter des règles et des interdits. Selon les périodes et les groupes d’intérêt cela peut conduire à fermer une ou plusieurs rues par la construction d’une porte, à mettre en place un couvre-feu, à négocier avec les résidents et avec la police les modalités concrètes du contrôle nocturne. Dans les quartiers périphériques du Cap en 2009, une forte mobilisation populaire a conduit à la création de centaines de comités de rue (rassemblant les résidents d’une rue) organisant des barbecues devant les résidences des dealers de drogue dans l’espoir de dissuader les jeunes d’acheter des amphétamines tout en favorisant l’ouverture de nouveaux espaces de sociabilité. Le vigilantisme peut donc autant creuser les fractures générationnelles ou sociales (entre migrants étrangers et sud-africains) que favoriser la création de liens d’interconnaissance dans le quartier ou le voisinage.
Le déclin de l’emploi dans les mines et industries en Afrique du Sud, la fin de l’économie cacaoyère dans le sud-ouest du Nigeria puis les ajustements structurels des années 1980 font que l’immense majorité des adultes des quartiers populaires sont au chômage ou vivent des revenus de l’emploi informel. Le commerce de rue occupe dans une ville comme Ibadan 85% des adultes parmi lesquels une proportion écrasante de femmes alors que le secteur du transport urbain au Nigeria est devenu un débouché conséquent pour les hommes sans qualification. La croissance démographique vertigineuse (Lagos compterait entre 12 et 20 millions d’habitants aujourd’hui contre à peine 400 000 en 1960) et la densification urbaine a conduit à un empiètement généralisé des activités économiques sur l’espace public.
Pour différentes raisons, une partie de la littérature a valorisé le génie créatif de l'informel et la force des liens horizontaux de solidarité entre acteurs économiques. J'ai voulu rappeler dans ce livre le poids des relations verticales en revenant sur les négociations quotidiennes et les multiples conflits entre les acteurs subalternes (commerçantes de rue ou des marchés, conducteurs et rabatteurs dans les gares) et les bureaucrates et autres individus investis d'une parcelle d'autorité (receveurs municipaux, équipes d'hygiène du gouvernement local, responsables syndicaux gérant les gares routières, police, groupes para-policiers et groupes vigilantes).
Au quotidien, les commerçantes doivent négocier les conditions de leur survie (travailler sur un emplacement interdit, souvent moins d’un mètre carré) alors que les chauffeurs de minibus tentent d’échapper aux « taxes syndicales » en prenant et déposant des passagers hors des gares. La négociation tourne souvent court. Les collecteurs de taxe sont des « gros bras » qui n’hésitent pas à frapper les chauffeurs récalcitrants ou dégrader leurs véhicules. A Lagos, certains gouvernements locaux établissent des rôles d’impôt pour toutes les échoppes minuscules soumettant les plus petits acteurs économiques à une pression fiscale croissante et une lisibilité accrue de l’Etat. Négocier l’accès à un travail dans la rue, sur un marché ou dans une gare routière conditionne la vie de millions d’individus et fait l’objet de conflits entre les différentes autorités qui entendent se réserver la plus grande partie de cette rente. Enfin les maires de Johannesburg ou du Cap, les gouverneurs de Lagos veulent attirer dans des zones fonctionnelles, hygiéniques et débarrassées des échoppes les multinationales désireuses d’investir dans les régions prospères du continent. Les vendeurs sont les premières cibles de ces opérations de « revalorisation » des centres villes communes depuis quinze ans.
3. Comparer ces villes permet in fine de singulariser les situations et de montrer que les violences ne sont ni inéluctables ni irréversibles. Lagos, métropole dans laquelle la vie nocturne avait disparu après trois décennies de régimes militaires était, en 2000, le théâtre d'affrontements réguliers entre différentes milices et certains quartiers (Lagos Island) et espaces de transit (la gare et le marché d'Oshodi) particulièrement dangereux. En deux décennies Lagos a recouvert une vie culturelle nocturne intense. L'Etat de Lagos a récupéré souvent par la force de nombreux espaces publics et intégrés dans la machine bureaucratique ou via les réseaux clientélistes de nombreux groupes autrefois récalcitrants à son autorité. L'ouvrage explore en détail cette réalité urbaine imprévisible tout en montrant que ces exclusions héritées de la période coloniale ou d'apartheid sont aussi violentes et déterminantes dans la manière dont se sont construits les rapports de domination au quotidien et les rapports sociaux en général.
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