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Libération
Chronique «La cité des livres»

Grandeur et décadence des réactionnaires

Chronique «La cité des livres»dossier
Pour mieux combattre «l’esprit de réaction» et sa nostalgie d’un âge d’or forcément révolu, l’intellectuel américain Mark Lilla retrace, dans son dernier ouvrage, l’histoire de la pensée réactionnaire.
publié le 17 septembre 2019 à 18h41

L’esprit du temps, il faut bien le reconnaître, est réactionnaire. Il soupire après un passé révolu, mythifié et ne voit l’avenir que sous la forme d’une catastrophe plus ou moins brutale, démographique, écologique ou civilisationnelle, parfois les trois en même temps. Or, dit Mark Lilla, intellectuel progressiste américain, il ne suscite chez ses adversaires qu’une indignation vague et drapée, qui réconforte les bons esprits mais reste stérile en pratique. Pour réfuter, pour combattre «l’esprit de réaction», ajoute-t-il, il faut d’abord comprendre. C’est le sens du petit livre qu’il publie en cette rentrée, réunion d’articles de fond par lui écrits ces dernières années.

La plupart des courants politiques, remarque-t-il, sont soutenus par une vision du temps, par une périodisation plus ou moins arbitraire de l'histoire. Les chrétiens décrivent un chemin qui va de la révélation initiale à l'avènement du règne du Christ, Hegel un processus dialectique qui fait progresser l'esprit, par la contradiction, puis la synthèse, en étapes successives, vers sa réconciliation avec le réel, Condorcet brosse le tableau des progrès de la raison, Michelet chante la marche du peuple vers son émancipation, Marx dessine une succession de «modes de production» qui façonnent le rapport entre les classes et l'idéologie dominante, jusqu'à la libération ultime des hommes par le prolétariat, Auguste Comte distingue trois âges du plus fruste au plus raffiné, les libéraux invoquent le déploiement progressif d'un individualisme libérateur, les socialistes un chemin réformiste qui va des Lumières à la société juste par l'extension des principes républicains à toute la sphère sociale, etc. Révolutionnaire ou réformiste, l'après-guerre a été dominé par ces représentations qui tentent de donner un sens à la «flèche du temps».

Tout différent est l’esprit de réaction. Lilla raconte plaisamment son expédition dans une librairie d’extrême droite où sont disposés en rayons successifs les ouvrages de la pensée réactionnaire. Ils ont un point commun remarquable : le temps dans cette conception est marqué par une chute initiale qui tire les hommes d’une sorte de paradis originaire pour entamer un long itinéraire de décadence qui mène à un désastre plus ou moins apocalyptique. Il n’est qu’un remède à cette décomposition irrésistible : un brutal retour en arrière, une restauration abrupte de l’état initial. L’extrême droite païenne, façon Alain de Benoist, date le début du déclin de l’apparition du christianisme, les catholiques intégristes de l’abandon de la société organique de l’ancien ordre chrétien et monarchique, les contre-révolutionnaires des idées maléfiques issues des Lumières et parvenues au pouvoir lors de la Révolution française, les maurrassiens de l’apparition des forces de division du protestantisme, de la franc-maçonnerie et de l’influence juive, les fascistes de l’abaissement des grandes nations homogènes, etc. Les progressistes veulent se défaire d’un passé à leurs yeux oppressif et irrationnel. Les réactionnaires veulent y retourner avec fureur. Ils se distinguent ainsi des conservateurs, qui veulent arrêter le temps et non restaurer un passé mythique.

Lilla remarque, avec un brin d’ironie, que ce schéma de la chute initiale, de la décadence et de l’apocalypse promise, se retrouve, sous des formes politiques diverses, dans le fondamentalisme religieux, musulman avec le mythe du califat originel, mais aussi chrétien avec le rejet de la laïcité et la nostalgie d’un Etat fondé sur les préceptes de l’Eglise, au Rassemblement national avec la célébration d’une ancienne France exempte de populations allogènes, et même chez certains courants écologistes, qui datent la chute des débuts de l’industrie et du règne de la technoscience, décrivent un processus continu de corruption de la Nature et prévoient l’apocalypse («l’effondrement») pour bientôt. Age d’or initial, décadence, puis apocalypse : cette figure mythique prend une place croissante dans le débat public, sous les espèces les plus variées.

La dévaluation d’un avenir chargé de menaces, culturelles ou écologiques, lui assure une audience croissante. Pour Lilla, c’est aussi parce qu’il rencontre un sentiment largement partagé, dans les élites comme dans les classes populaires : la nostalgie. Elle nourrit la littérature avec les romantiques après la Révolution, le «Kulturpessimismus» germanique ou encore les romans tristes de Michel Houellebecq, où des personnages aliénés et démoralisés par la modernité se résignent au retrait et à la morosité fataliste, dans le souvenir d’un improbable paradis perdu. Elle étreint aussi des classes populaires, persuadées que le bon temps est derrière elles, et que le temps qui passe sera nécessairement plus dur que le temps passé. Elle débouche aussi sur la violence avec le terrorisme islamiste : dans ce cas, l’apocalypse annoncée est une étape nécessaire vers la restauration de l’ordre ancien, ce qui explique la fascination morbide des jihadistes pour la cruauté et le sacrifice. Le remède à cette nostalgie envahissante et dangereuse ? Une vision renouvelée de l’avenir qui rende un sens à l’action collective. Nous n’y sommes pas.