Par Arthur-Louis Cingualte*
Ce n’était vraiment pas le moment.
Agonis par une violence inouïe et une vulgarité venue des profondeurs les plus boueuses de l’âme, harcelés par les incendies et les ouragans, désespérés par le démantèlement industriel de toutes les formes de beauté existantes, nous nous retrouvons maintenant, comme si tout cela, toute cette galère apocalyptique, n’était pas assez, abandonné par l’un des artistes les plus lumineux qui soit : Daniel Johnston.
La musique et les dessins produits en nombre considérable restent bien évidemment, mais il est fort à parier (ne nous faisons pas d’illusions) que les temps vont être nettement plus durs sans lui.
Il manquait plus que ça.
La fin du monde peut enfin commencer.
On a perdu très gros en perdant Daniel Johnston. De toutes les épaules musicalement disponibles, la sienne était de loin la plus réconfortante. Dans un environnement aussi poétiquement insalubre et désolé que le nôtre « le fantôme de son propre opéra » avait valeur équivalente à celle d'une licorne ; de ces choses issues des mondes les plus merveilleux qui soient et dont on doute de leur réelle existence une fois qu'elles sont passées.
L’effet que produit la musique de Daniel Johnston est indescriptible. Elle s’impose avec un naturel déconcertant. L’affaire est gouvernée par l’évidence. Un couplet et c’est réglé. Un engagement affectif inconditionnel et éternel né aussitôt. Pas une blessure de l’âme ne résiste à ses chansons. Elles cicatrisent tout. Aussi mal enregistrées soient-elles, elles sont toutes à la grâce ; irradiées par l’insoutenable proximité de la grâce.
Maniaco-dépressif ravagé par le LSD et les anti-dépresseurs, frêle jeune homme au regard habité devenu bibendum courbé et frissonnant au fil de séjours en institutions psychiatriques, il est impossible de dissocier l'œuvre de Johnston de sa condition psychique. Mais ce n'est cependant pas une raison valable pour confiner son œuvre au seul champ de « l'outsider music » (la frange indie de l'art brut) comme c'est trop souvent le cas. Daniel Johnston était trop conscient de son génie pour être observé comme un amateur ou un numéro. Il ne faisait pas « ça » parce qu'il ne pouvait pas faire autrement, il faisait « ça » parce qu'il avait l'intime conviction qu'il savait le faire merveilleusement bien.
D’ailleurs l’expérience le démontre : l’ironie ou la pitié sont impossibles, proprement inenvisageables devant cette œuvre. C’est bien simple, tous les obstacles ont disparu. Les nombreux voiles ont été pliés, les divers effets rangés, la face débarbouillée. Il n’y a plus aucune distance, aucun obstacle, aucun artifice entre le chanteur et son auditeur. On redécouvre quelque chose de l’essence - perdue par-delà les modes et les injonctions du marché - enthéogène de la musique dans les chansons de Daniel Johnston. Face à lui, face à son auréole de gentillesse et sa voix adorablement chuintante, tous les autres chanteurs, qu’ils se roulent au sol, se jettent dans le public, s’entaillent avec des tessons de bouteille et pleurent à chaudes larmes, ont l’air de pauvres faiseurs.
Très peu prennent les risques qu'a pris Daniel Johnston : « You can listen to these songs/Have a good time and walk away," […] But for me, it's not that easy/I have to live these songs forever. » chante-t-il dans « Peek A Boo ».
L’abandon est total.
C’est toute l’histoire de Casper le gentil fantôme (l’une des figures tutélaires du panthéon de Johnston et à laquelle la chanson fait référence) : un garçon différent, bloqué dans son monde, souhaitant juste se faire des amis et épouvanté à l’idée de leur inspirer la moindre peur.
Autrement dit l’épaule la plus réconfortante du monde.
*Historien de l'art, Arthur-Louis Cingualte contribue depuis quelques années à diverses revues consacrées au cinéma et à l'image plus généralement (la Septième Obsession, Sédition, le blog des éditions du Feu Sacré), cette année 2018 il prépare deux livres dont l'un consacré à Nick cave & The Bad Seeds