Vendredi commence la coupe du monde de rugby au Japon - ce qui veut dire qu’il faudra se lever tôt pour voir les matchs, décalage horaire oblige. A moins de les regarder en replay, ce qui permet alors une expérience métaphysique intéressante. Au prix de quelques précautions pour ne pas connaître le score (mode avion, rideaux tirés, menaces verbales à son entourage), on peut alors assister à un événement qui a déjà eu lieu comme s’il était en train d’arriver, osciller entre espoir et fatalisme à propos d’un match terminé, et même essayer - c’est là que cela devient intéressant, philosophiquement - d’influer sur son cours, en croisant les doigts ou en tentant de jeter un sort au buteur argentin. Expérience plus profonde qu’il n’y paraît (les théologiens se disputent depuis des siècles sur la possibilité de prier pour changer un événement du passé). Elle ne se réduit pas à la question du spoiler qui gâche le plaisir d’une fiction : il s’agit ici d’événements réels, dont le sort est à la fois scellé et incertain, qui nous rendront réellement tristes (ou pauvres, si l’on a parié dessus) en cas de défaite. Pour peu qu’on la vive sérieusement, l’expérience nous suggère de reconnaître que : 1) le passé peut être indéterminé, que 2) il peut, de ce fait même, être source d’incertitude pour nos vies, et que 3) il n’est pas absurde d’espérer intervenir dessus pour changer le cours des choses («allez Demba Bamba !»).
Cette vision du partage entre passé, présent et futur peut dérouter : le passé ne serait pas passé, la manière dont il va se dérouler ne serait pas jouée d'avance, et il risquerait de venir mettre le bazar dans nos existences. Les historiens n'y pigent rien (la discipline n'incite pas à la souplesse conceptuelle) mais ce n'est pas le cas, nous allons le voir, des assureurs, des financiers, des épidémiologistes, des spécialistes de communication de crise et de bien d'autres professionnels du risque. La question n'est pas que le passé agisse sur le présent, que l'on puisse imaginer des passés alternatifs (les uchronies) ou que l'on puisse «revivre» le passé comme si on y était (les trois tartes à la crème des historiens). C'est plutôt que le passé, à l'instar du futur, est une source d'incertitude. Notre destin n'y est pas écrit, au contraire : le passé recèle en lui ce qu'il y a d'imprévisible, d'aberrant et souvent d'embêtant dans ce qui va nous arriver. Les progrès de l'épidémiologie, par exemple, montrent que ce n'est pas du futur que viendront nos maux ni des aléas de nos comportements à venir mais, de plus en plus, d'une somme inconnue d'expositions à diverses cochonneries dans notre passé lointain, voire dans celui de nos aïeux (on appelle cela la life-course epidemiology). A 40 ans, pour bien vieillir, c'est de sa petite enfance qu'il faut se soucier, pas de son régime ou de sa consommation de cigarettes. Le passé comme perturbateur («blast from the past», dit la langue anglaise) : la remarque vaut aussi pour nos existences numériques. On pense aux écrivains maudits rattrapés par un passé merdique, ou aux membres de la Ligue du LOL en train d'effacer frénétiquement leurs tweets. En égrenant nos errances en temps réel, les réseaux sociaux rendent notre passé plus incertain et moins contrôlable - même s'ils ménagent la fantaisie que l'on puisse le modifier ou l'abolir.
L’incertitude se conjugue donc au passé. Or qui dit incertitude dit risque, dit marché, dit pari, dit profit. D’où cette question émergente, qui commence à intéresser les courtiers en assurance : peut-on dompter la part erratique du passé, quantifier la probabilité qu’elle se manifeste, estimer le coût des dommages, et proposer des produits d’assurance à ceux qui voudraient s’en protéger ? La réponse, évidemment, est oui (on entend les avocats de Yann Moix s’exciter).
Il est déjà courant de s'assurer contre le passé. Dans le domaine de l'immobilier aux Etats-Unis, les acquéreurs d'un bien ont intérêt à contracter une «assurance de titre» («title insurance») qui les couvre contre toute embrouille venue du passé concernant leur propriété, vice de forme, servitude ignorée, spoliation illégale d'une arrière-arrière-grand-mère dont les descendants ressurgiraient (assurance inutile en France où les notaires bétonnent le passé pour l'éternité). Les médecins et les architectes peuvent contracter des assurances professionnelles rétrospectives, qui les couvrent contre la découverte d'erreurs commises auparavant (même s'ils n'étaient pas assurés à l'époque). Le modèle pourrait être étendu : de nouveaux «liens au passé» semblent apparaître sans cesse, remarquait récemment un acteur londonien de la réassurance, et créent de nouveaux risques réputationnels ou sanitaires. On fera demain de l'argent en estimant, en achetant et en vendant les risques du passé - comme un bookmaker qui permettrait aux amateurs de replay de parier au cours d'un match rediffusé. Peut-être un débouché professionnel pour les historiens ?
Cette chronique est assurée en alternance par Manon Pignot, Guillaume Lachenal, Clyde Marlo-Plumauzille et Johann Chapoutot.